[À l’occasion d’un mix Built to last pour l’émission Conçu pour durer sur Radio Campus qui revient sur le parcours de Thomas Traoré, connu en tant que Grain 2 Caf du groupe Octobre Rouge, Thomas d’Isakin, c’est l’occasion pour poster cette entrevue parue en 2010 dans le magazine papier Maelström.]
Le grand écart
Grain 2 Caf a signé plusieurs disques avec son groupe, Octobre Rouge, et il se lance en solo avec une nouvelle identité, la sienne tout simplement : Thomas Traoré. Un premier album solo abouti, qui entraîne du rire aux larmes, un projet qui réunit des rappeurs comme Oxmo et HiFi, qui est le fruit d’une collaboration avec Alex Wise pour l’aspect visuel, et qui scelle, avec ce dernier, une amitié de plus de dix ans.
*Commençons par une question bateau : c’est l’album de la maturité ?
Thomas : Non, il y a quand même des choses qui ne sont pas matures dedans. J’ai plus de 30 piges aujourd’hui, et les rappeurs qui ont plus de 30 piges, ce sont souvent ceux qui disent : « Maintenant que j’ai grandi, je vais faire un truc sérieux, je vais arrêter le rap et me mettre au slam… »
Je crois qu’il y a un public qui a entre 30 et 35 ans qui a envie d’écouter du rap français, mais qui n’a rien à se mettre sous la dent. Un public qui est prêt à écouter des rythmes à 90 BPM, des samples qui tournent à l’ancienne et trois couplets de 16 rappés, ce qui est une formule « rapologique » classique, mais il n’y a rien qui leur correspond…
*Tu as choisi de revendiquer ton prénom et ton nom pour cet album ; pour quelles raisons ?
T : Pour exprimer des choses personnelles. Même si je ne parle pas seulement de choses qui me concernent et ne concernent que moi, je pense qu’il n’y avait rien de plus naturel que d’utiliser mon prénom et mon nom pour le faire…
Je voulais m’éloigner du rap à concepts, et c’est ce que l’on a toujours fait avec Octobre Rouge. On parlait d’illicite sans faire du rap de rue, on avait des textes conscients sans être moralisateurs, on pouvait être drôles sans être un groupe de bouffons, et je pense être allé au bout de cette démarche en solo…
*Thomas Traoré, c’est aussi le nom et le prénom qui représentent la France d’aujourd’hui…
T : Oui, c’est vrai…
Alexander : Oui, d’ailleurs l’un des morceaux reprend cette idée. Je le disais à Thomas au début : « Laisse tomber ton pseudo et prend comme nom d’artiste Thomas Traoré ! » (à Thomas.) Tu pensais que le décalage par rapport au public d’Octobre Rouge serait trop important, mais aujourd’hui ça a du sens, c’est le regard de l’un sur l’autre : Grain 2 Caf qui raconte Thomas Traoré, et vice versa…
*En plus, les prénoms et les noms c’est un tabou dans le rap français…
A : Oui, et c’est marrant parce que les Ricains ont passé ce cap il y a longtemps… Il y a Keith Murray, Erick Sermon, Shawn Carter, et je trouve ça très fort…
« Les rappeurs français ont copié Mobb Deep,
ils copieront Kanye West… »
*Pourquoi les Américains ont utilisé leurs noms et leurs prénoms ?
A : Je ne sais pas vraiment, mais au bout de vingt ans pendant lesquels tout le monde a un pseudonyme, il fallait bien qu’un mec arrive avec son prénom et son nom !
Il y a aussi Marshall Mathers, mais c’était dans le titre d’un album, ce n’est quand même pas autant assumé qu’un gars qui dit : « Je suis Keith Murray, je suis un rappeur ! Si tu veux m’appeler regarde dans les Pages Blanches ! » Je trouve ça très fort, sans artifice !
*Quel impact ça a eu, ce phénomène ?
A : Je ne sais pas si ça a eu un impact, ça a été un gimmick comme un autre [un gimmick est un anglicisme qui désigne un élément scénaristique, musical ou visuel – ndlr], et je trouve que ça joue sur la sincérité et sur la réalité. Des mecs qui sortent des albums très violents mais qui n’ont jamais rien fait de leur vie, artistiquement j’adore, mais au bout d’un moment c’est un peu dur à digérer…
T : Je sais à qui tu penses !
Ensemble : MOBB DEEP ! (Rires.)
A : Tu es obligé de respecter Mobb Deep, mais quand Jay-Z sort des photos de Prodigy en tutu lors d’un concert, c’est chaud ! Les deux gars de Mobb Deep ont fait les beaux-arts, et je trouve assez mortel de penser qu’ils ont sorti un morceau comme Shook Ones ! Trop fort, trop concept ! C’est de l’art contemporain ! Le pire, c’est qu’ils ont dû devenir leur mensonge pour être crédibles !
T : C’est exactement à l’opposé de ce que je voulais faire, tout en respectant et en adorant Mobb Deep, et en les écoutant régulièrement… Au bout de vingt ans de rap on a une histoire, et à un moment c’est chiant de répéter certaines choses…
Pendant quinze ans, « représenter » est le mot qui nous a définis, mais représenter quoi au final ? Un mode vie que tu as vécu ? que tu n’as jamais vécu ? que tu ne vis plus ? À mon âge, on arrive à des choses plus profondes, on va moins rapper sur ce qui nous entoure, et s’intéresser davantage à ce qu’il y a à l’intérieur de nous…
A : C’est comme la phrase de De La Soul : « I don’t represent, I present my rep ! » Je ne représente pas, je présente ma réputation… Dans le mot « représenter », on peut voir une façade, et je trouve intéressant de sortir de ça. J’ai l’impression que c’est encore plus difficile en France, c’est encore plus formaté…
*Je crois que l’on n’a pas passé le cap de se dire que les rappeurs racontent des choses qui ne sont pas vraies… comme si on pensait que le catch n’était pas du bidon…
T : Oui, c’est vraiment ça, le rap c’est du catch… Je crois qu’un certain public français n’a pas reçu le rap d’une façon artistique. Si tu colles au vécu des gars qui t’écoutent alors tu es un bon, mais sinon…
Je n’ai pas de problème avec ça, mais je trouve que ça nuit à l’artistique, ça donne des artistes frustrés qui rappent les mêmes textes au bout de vingt ans… La vie a évolué, et des gars continuent à dire qu’ils sont toujours sur le ter-ter [être sur le terrain, être fidèle à la rue, la mère adoptive de beaucoup de rappeurs… – ndlr].
A : C’est dingue car il y a des mecs qui ont fait fortune dans le disque et qui ont toujours des textes de déprimés…
T : De toute façon, il y a un paradoxe compliqué qui est toujours présent entre ce que tu rappes, ce que tu es et ce que tu vis.