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Transparence opaque
Il y a un peu plus de deux ans, Éric Antoine nous présentait son travail sur des ambrotypes. Ensuite il y a eu l’exposition ensemble seul chez Laurence Esnol, et depuis quelques jours Black mirror est installée jusqu’au 20 décembre 2014.
* Il y a un an, tu proposais ensemble seul, une exposition d’images qui étaient liées à ton passé, ta vie, l’absence de l’être aimé. Tu présentes aujourd’hui Black mirror. Dans les grandes lignes, de quelles manières ton travail a-t-il évolué ?
Naturellement. Quand j’ai accroché l’exposition l’année passée, j’ai eu la sensation que je n’en avais pas fini avec cette série et qu’il manquait encore quelques photos. Puis au fur et à mesure que je prenais ces photos, je me suis bien rendu compte que je n’étais plus vraiment dans le même état d’esprit.
J’ai souvent parlé d’ensemble seul comme d’un exercice de photographie thérapeutique ; pour être plus exact, c’était une photographie de deuil. Je n’ai jamais eu envie d’en parler explicitement, j’ai intériorisé le deuil de mon épouse et tout ça ressortait sous forme d’images. C’est comme si mes photographies me montraient ce que j’avais au fond de moi. Les images d’ensemble seul respirent l’absence, le passage de l’état de binôme à la solitude silencieuse. C’est l’observation de la douleur et la lutte contre la maladie qui ont dicté ces mises en scène allégoriques.
Après les avoir montrées, il semblerait que ça ait fonctionné, je m’en suis un peu détaché, je ne ressentais plus le besoin de faire systématiquement une image en relation avec cette histoire. Ça arrive encore, je n’y peux rien. Ma photographie est très personnelle donc forcément elle évolue avec les changements dans ma vie. Je pense que la naissance de la série Black mirror coïncide avec l’acceptation du décès de Müjde.
Il y a encore un crabe qui apparaît dans Black mirror. Il reste une ambiance lourde, beaucoup de Nature et on sent toujours une sorte d’absence, d’isolement mais elle devient de moins en moins personnelle et aussi moins figurative, moins mise en scène, plus abstraite.
Une autre évolution importante est le fait que toutes mes photos ont été faites au même endroit, dans ma maison et mon jardin en Alsace. Pour Black mirror j’ai mis fin à cette séquestration volontaire. Et 2015 sera certainement une année de photos plus lointaines à nouveau.
* Il semblerait que tes références depuis quelques temps soient la peinture, le dessin, l’illustration ; la photographie ne t’intéresse plus ?
La photographie m’intéresse bien entendu. Mais je crois que l’interaction avec d’autres photographes contemporains ou le simple fait de regarder leur travail ne me convient pas. On me l’a reproché cette dernière année, comme une sorte de snobisme. J’ai pourtant toujours eu cette opinion.
Si je vois une image d’un autre photographe, j’observe un événement avec son œil et sa technique. S’il s’agit d’une image documentaire d’un lieu où je n’irai jamais, alors je suis spectateur, ça ne me pose pas de problème. Mais s’il s’agit d’une image façonnée, je préfère garder intacte ma vision des choses et ne pas voir celle des autres. J’aime m’inspirer de ce que je vois, et si c’est le travail d’un autre, alors je risque d’être poussé au plagiat car quand j’ai une image en tête il faut que je la fasse.
Je m’évite d’être face à ce genre de dilemme. Souvent je vois des images d’amis photographes sur les réseaux sociaux et je me rends compte que j’ai fait une image similaire il y a quelques temps ou que j’avais en tête de la faire. Je préfère éviter de voir quoique ce soit pour ne subir aucune influence et aucun conflit.
La peinture m’a énormément aidé pour ensemble seul effectivement. J’aime l’histoire de la photographie, et si ce n’était pour le besoin de reproduire la réalité, donc à la base dessiner et peindre, la photographie ne serait jamais née. J’aime les conversations du 19ème entre photographes fraîchement atterris dans le monde de l’art et les peintres et intellectuels offusqués ou fascinés. J’adore lire ces histoires, les interactions entre photographes et peintres.
Il faut relire l’intervention critique de Baudelaire sur la photographie au Salon Universel de Paris en 1859 – Le public moderne et la photographie –, ça en dit tellement long. La photographie a de tout temps inspiré et aidé les peintres dans leurs études de mouvements ; mais s’inspirer de la peinture pour faire une photographie n’est pas vraiment naturel je crois. De toute manière, je pratique une photographie grand format où je suis obligé de penser mon image et ma composition. Je ne peux pas juste observer et instantanément figer l’instant. Il y a un processus assez long, et en cela, je me sens plus proche de la peinture. Le fait que mon émulsion soit humide et que je la dirige comme je veux est aussi une forte similarité.
J’ai aussi utilisé certaines postures qui étaient pratiques pour mes temps de poses longs, j’ai voulu utiliser ces références pour justement ne pas faire la faute évidente quand on utilise un procédé photographique ancien : prendre en photo quelque chose de résolument moderne. J’ai fait l’inverse, j’ai choisi des lieux et personnages d’aujourd’hui dans des poses classiques, sans vraiment d’indices vestimentaires ou mobiliers. Mais avec des cadrages modernes. C’était peut-être alors subtil et pour beaucoup ça n’était qu’une vaine copie du passé, peu importe…
* Ce retour au classicisme se retrouve dans tes nouvelles images. Quelle époque tu retiens ? Quels courants artistiques ?
Je ne parlerai pas de retour au classicisme. S’il y a dans certaines de mes images des références très classiques, je pense qu’il y a autant, sinon plus, d’éléments contemporains. Je pense qu’avec cette nouvelle exposition ce sera plus évident.
En ce qui concerne les courants qui ont retenu mon attention, c’est assez vaste. Depuis quelques années, la peinture romantique, puis les préraphaélites ont attiré mon attention pour plusieurs raisons. Je pense que la première était qu’ils coïncident avec la naissance de la photographie et je retrouvais les mêmes scènes que dans la photographie victorienne que j’observais depuis un moment. Il y a par exemple des peintures de Waterhouse inspirées de photographies et je n’aurais jamais pensé ça ! Finalement les scènes sociales, mythologiques ou religieuses des préraphaélites disaient déjà tout et de manière assez évidente, parfois trop évidente. J’y trouvais mon compte.
J’ai une admiration sans limites pour les artistes et artisans de temps passés. Je visite beaucoup d’églises, de monuments anciens, j’aime les vieux meubles, les objets fabriqués avec une minutie extrême, j’aime l’Histoire.
Je pense qu’un film qui peut expliquer mon état d’esprit par rapport à la beauté à travers les âges, c’est La grande bellezza de Paolo Sorrentino. Ce n’est pas que la peinture, ce sont les gens, leurs vies maladroites, leurs petits succès, leur futilité face aux monuments magnifiques gardés intacts, aux trésors d’un passé précieux, et puis la Nature omniprésente. Ce film explique tout. Et ça me fait du bien.
L’artiste contemporain prononce le mot beauté comme une insulte, le mot B à ne pas dire. Moi, je ne suis pas allé dans une école d’art, je dis et pense ce que je veux, je n’ai pas besoin de faire quelque chose d’extrêmement pointu, décalé, exceptionnel. Je montre ce que je vois, ce que je trouve beau.
Si on veut être juste, le cinéma m’inspire beaucoup plus que la peinture, je regarde énormément de films, des séries aussi, et je fais beaucoup d’arrêts sur image. Une ambiance, un détail, une position peuvent retenir mon attention et finissent dans mes photos d’une manière ou d’une autre.
* Ce virage pictural annonce-t-il le fait de vouloir composer de plus en plus les images ?
Non, pas du tout. Comme je le disais avant, je suis forcé de composer mes images, je fais de la photographie grand format. Mes chambres sont grandes et lourdes, mes temps de poses longs, je n’ai pas le choix. Je prends le temps de réfléchir à mes images, je compose, avec des personnages, et ces derniers temps avec des objets.
Les objets m’intéressent de plus en plus. Leur fonction, l’évolution de leurs utilités, leur obsolescence. De plus mes photos étaient déjà basées sur une réflexion sur la vitesse de la société moderne, son absurdité, la consensualité, le vortex de la consommation. J’ai commencé une série qui s’appelle pompeusement DCS – Disposable Commercial Sculpture – que je vais continuer. Cette réflexion sur les objets a abouti sur les vasotypes de KENNEDY.
* Jérôme Romain, peintre et ami, m’a confié que vous appréciiez communément le travail de Julien Spianti. Il est jeune, fait de la peinture dite classique, mais avec quelque chose de plus qui est de l’ordre de l’assemblage d’images. Qu’apprécies-tu dans son travail ?
Julien Spianti est un type que j’aime particulièrement, même si nous nous connaissons à peine. Julien est jeune et je l’ai rencontré à une époque où je réfléchissais à cette interaction entre photographie et peinture.
J’ai trouvé sa peinture très photographique, j’ai particulièrement été intéressé par ses images en noir et blanc, et nous en avons beaucoup discuté. Il travaille avec un assemblage de photographies et recompose à partir de plusieurs « réalités ». Il crée sa propre fiction avec sa représentation d’un collage.
J’aime aussi son honnêteté, il est intelligent et cultivé, et n’a aucune honte à dire qu’il a eu un maître, un peintre reconnu qui l’a dirigé. Il s’en est très largement inspiré jusqu’à ce qu’il trouve sa propre voie. C’est une approche classique de l’apprentissage… l’ego d’un homme du 21ème siècle ne lui permet pas toujours cela. Le béotien y verra de la copie, j’y vois une manière humble de pratiquer un art complexe.
Julien Spianti, Sin of repetition, 2012, Oil on paper, 65 x 50 cm
La peinture de Julien m’a emmené à découvrir les limites de l’outil photographique. C’est bien simple, il suffit de voir comme il peut déstructurer une image, casser la réalité, les perspectives, ajouter de la fiction en quelques coups de pinceaux. De mon côté j’utilise un procédé qui est humide, que l’on peut étendre, casser, distordre, salir. C’est un peu comme de la peinture. De là, j’ai fait quelques tests, accepté que l’image photographique « parfaite » n’était pas toujours adaptée à tout sujet. Julien m’a beaucoup aidé à accepter les « défauts » du collodion humide et d’en jouer.
Trop de réalisme, c’est bien ça que les peintres reprochaient au début de la photographie. Ce réalisme est un piège, on a tendance à tomber dedans avec les procédés anciens. C’est si compliqué qu’on a envie d’une image réussie. La netteté du collodion humide est captivante et sur des grands formats c’est fascinant. Parfois il faut pourtant savoir l’utiliser de manière plus picturale, sortir du piège de la technique. Les débutants en collodion humide l’ont bien compris, avant même de savoir utiliser ce procédé, ils font des plaques dégueulasses et utilisent cet argument… pratique !
* Antoine Lejolivet – artiste conceptuel et ami – suit tes activités depuis 20 ans. Il évolue dans l’art contemporain, il désapprouve le terme artisan et m’a écrit : « J’aimerais qu’Éric introduise un peu de « notre monde contemporain » dans ses images, qu’il se brusque un peu, sortir de ce champ plaisant pour produire je ne sais quoi, il suffirait sans doute juste d’un léger bruissement, rien de spectaculaire mais suffisamment pour emmener mon imaginaire plus loin… »
Je comprends cette remarque et je la reçois d’une majorité des personnes qui évolue dans l’art contemporain institutionnel. Je suis conscient que lorsque mes images sont moins explicites, moins narratives, elles sont plus universelles. Chacun y trouve son compte et pourra laisser libre cours à son imagination. Je pense que je fais d’ores et déjà certaines images dans ce sens, mais je persiste à dire qu’il y a une place pour des images qui sont classiques, simples.
En 2008, j’ai fait une série de photographies à travers le monde, je prenais des photos uniquement là où un panneau me le conseillait. Tout ça pour montrer qu’on peut faire une image différente, intéressante, même si elle a été faite des millions de fois. Même la plus classique et évidente des images doit être faite, et ça c’est resté. Je suis égoïste dans le sens où je photographie pour moi. La photographie était une thérapie, elle est devenue un jeu ces temps-ci et non un besoin de reconnaissance et d’universalité.
Antoine est typiquement le genre de personne qui ne peut pas être intéressé par ce que je fais, pourtant il se penche dessus et ça me fait plaisir. Nous sommes les meilleurs amis, mais opposés dans notre travail. J’aime ce qu’il fait, et quand je dénonce le besoin de sensationnel, d’exceptionnel, toute cette surenchère, ça s’adapte parfaitement à l’art conceptuel, et donc son travail.
Il m’aide à voir mes images de l’extérieur. Je les fais souvent instinctivement, dans un état d’esprit du moment, Antoine me pointe ce qu’il voit comme des manques, il met en parallèle son univers qui n’est pas le mien, et ça fait du bien.
Par exemple, il ne parlera jamais d’un problème social commun. Il travaille sur un phénomène anecdotique en rapport avec un arc-en-ciel, une constellation, une étoile oubliée ou un phénomène physique avec une petite touche d’humour très subtile. C’est loin de nous, c’est de l’exotisme et il semblerait que ça soit ce qu’on attend d’un artiste ces dernières années. – Ça expliquerait pourquoi la photographie documentaire est apparue dans les galeries. –
Ma photographie est souvent terre à terre. J’aime qu’on me dise que c’est trop simple, trop classique, déjà-vu…. Finalement, c’est le propos de mon travail : sans être moralisateur, je dis juste qu’il y a un intérêt dans la simplicité.
*On en parlait déjà avant, et ce sont des éléments qui sont revenus de la part de tes proches, le fait de t’installer à la campagne a radicalement changer ta façon de voir. Finalement, tu es resté à l’écart, loin de la ville, comment tu analyses ce changement mis en perspective avec le fait que ta photographie a cessé de prendre le mouvement. Tu avais besoin de t’arrêter ?
Oui, absolument. J’en ai parlé récemment avec un ami qui a déménagé à la campagne et on se disait qu’on avait eu ce sentiment d’avoir perdu du temps. J’ai vécu dans des villes et c’était fantastique, c’était ce qu’il me fallait, mais une fois dans une maison, entouré de nature, à passer du temps à bricoler plutôt que prendre des transports en commun, jardiner plutôt que boire des coups en terrasse, lire plutôt que sortir, je me suis senti beaucoup plus serein et j’en avais besoin. Il était temps je pense, et ça a changé beaucoup de choses dans ma vie.
Ça se ressent sur mes photographies, comme pour la série Portland par exemple. J’ai cessé de photographier des éléments qui bougent en m’adaptant à leur vitesse, et j’ai forcé ces éléments à s’immobiliser et s’adapter à ma lenteur. Curieusement, ça ne s’arrête pas à la photographie, j’aime quand des amis excédés par leur vie citadine viennent à la maison et passent une heure à regarder un merle nicher. Ça me plaît. Je ne suis pas un ermite non plus, je suis à 15 minutes d’une grande ville et j’ai des voisins !
*Antoine Lejolivet parle également de la « fascination de regarder autrement son univers » ; tu es devenu un produit de ton environnement ?
J’ai toujours eu les yeux grands ouverts et ce besoin d’analyser tout autour de moi. J’ai beaucoup voyagé pendant 15 ans, et je remplissais mes armoires de planches de négatifs. J’ai même pris tous les lits dans lesquels j’ai dormi depuis 1997. J’ai toujours eu cette obsession de garder une trace de tout de ce que je voyais.
Ces dernières années je n’ai observé qu’un tout petit espace, fixé de nouvelles frontières dans un tout petit périmètre. J’ai vu il y a une vingtaine d’années, une exposition de Lucas Samaras qui m’est toujours restée dans la tête. Il présentait une énorme série d’images et toutes étaient réalisées dans sa cuisine, pourtant chacune avait son histoire. J’ai toujours eu cette envie d’essayer de cloisonner mon espace de travail pour une série de photo.
J’aime beaucoup la photographie d’objets en argentique – pour une fois je précise en argentique, je n’ai jamais retrouvé la même sensation avec la photographie d’objet en numérique -, et je n’ai pas besoin de sortir de chez moi pour en faire. C’est très réel, juste la lumière qui se pose sur un objet aussi banal soit-il.
Comme les images de la nouvelle objectivité allemande, et plus particulièrement Renger Patzsch – d’ailleurs le nom de son expo Le monde est beau en dit long –, les photos de cours de physique de Berenice Abott, les mégots de Penn, ce sont de grandes photographies, fascinantes et pourtant dénouées de tout propos artistique. Elles fascinent par leur simplicité et leur perfection.
* Les personnages, on en voit des bouts et sont parfois dans des positions insolites, les objets n’ont pas d’utilité, il n’y a plus vraiment de place pour le hasard…
Pour Black mirror , j’ai justement joué sur les remarques que j’avais eu concernant le classicisme de mes photos. J’ai lu beaucoup de documents d’époque sur la photographie victorienne, des véritables guides stricts sur la démarche à suivre pour faire un portrait. J’ai suivi ces conseils pour certaines images, sans détour de la réalité, puis j’ai laissé mon imagination en composer une seconde. Voici un exemple :
La photographie est un jeu, j’aime jouer avec son histoire, j’aime jongler avec les styles photographiques, et aussi casser les codes comme dans cette image. Peut-être que ce genre de jeu n’est visible que par des « geeks » de la photographie, et on ne peut y jouer qu’entre fous. Alors oui, c’est peut être égoïste, mais finalement il y a bien d’autres lectures et tout le monde peut y trouver son compte.
* Tu as beaucoup voyagé par le passé pour photographier des actions à des moments donnés, et on peut imaginer que tu as été tributaire ‘des autres’ pour ta photographie. Finalement, aujourd’hui, ça n’est pas l’inverse ? Tu as l’impression de t’être réapproprié de ton art ?
Aujourd’hui, je me lève le matin, je me promène dans mon jardin, je vais dans le studio, je regarde les objets que j’ai autour de moi et je décide de faire une photographie. C’est aussi simple que ça. Je ne prends pas d’avion, je n’attends pas quelqu’un, je ne fais pas une photo qu’on m’a commandé. Je suis libre. Enfin presque. Malheureusement, j’ai choisi de faire du collodion humide et le mot liberté ne s’adapte qu’à certaines parties du procédé, ça peut vite devenir un enfer. Cette pratique m’affecte véritablement mentalement et physiquement.
Ça fait 5 ans que je fais beaucoup de collodion humide, j’ai du mal à en sortir tant j’aime sa perfection, sa finesse, son côté physique. J’ai de plus en plus de mal à penser pellicules ou pixels. Ça ne veut pas dire que je tire un trait sur le reste : j’aime la photographie sous toutes ses formes et je mélangerai bientôt tout ça. Par exemple je suis très intéressé par l’héliogravure, la lithographie, l’eau forte et tous ces procédés de reproduction chers aux pictorialistes. Pour le moment je n’en ai pas fini avec le collodion humide. J’aime beaucoup les objets que ça génère.
Edward Steichen
* Ton collègue ambrotypiste Julien Félix me parlait de ton perfectionnisme qui était croissant, à refaire des images 20 à 30 fois. Tu as toujours été soucieux du résultat de tes photos, du tirage au scannage, à l’impression ; avec l’ambrotype, ça a pris une nouvelle dimension ?
Oui, je suis un emmerdeur. Je pense que tous les rédacteurs en chef, les galeristes et les personnes qui partagent ma vie peuvent le dire. Je ne suis pas fou de propreté absolue, mais disons que quand j’ai une idée en tête il faut que le résultat soit proche de cette idée.
Je fais partie des enculeurs de mouches fanatiques. Récemment, l’artiste Charles Kalt m’a rassuré. Il vit à la campagne pas très loin de chez moi où il travaille sur des éditions très limitées de livres de sérigraphies extrêmement fines et aux couleurs parfaites. Il part d’une forme dans la nature pour créer un motif qu’il décline en plusieurs couleurs, et j’ai rarement vu autant de précision. Il peut refaire la même page des dizaines de fois et il peut te parler d’une couleur pendant une heure avec des étoiles dans les yeux. Je pense que je suis pareil.
Photographier des objets au collodion me rend dingue, récemment j’ai refait une image 27 fois, dans un grand format. Dix jours de travail et je n’étais toujours pas satisfait. Quand ça arrive, je ne dors pas la nuit, et quand je me lève le matin, je fonce au labo et j’en ressors le soir venu. Je casse du verre, je jette, je détruis, je hurle. Et tout ça pour quoi, une simple petite balle posée dans un verre.
Tout le monde s’en fout, tout le monde se fout de cette balle, mais pour moi la reproduction avec un procédé orthochromatique du reflet de la lumière sur sa surface caoutchouteuse est ce que j’ai vu de plus beau cette semaine-là. Et il fallait que j’arrive à la traduire parfaitement, sinon je ne sers à rien.
* La taille importait peu à tes débuts, et tu t’es laissé tenté par des formats plus grands, c’est l’envie de participer au concours de la plus grosse ?
Absolument pas. Je fais principalement du 24×30 cm mais ces derniers temps j’ai fait du 40×50 cm. C’est tout simplement cette envie de perfection technique dont je parlais avant. C’est trop tentant. J’ai des chambres de toutes tailles, du 6×9 au 40×50, il y en a partout chez moi.
J’avais dans un coin cette espèce de chambre/meuble de 70 cm de haut et je pensais que je ne l’utiliserais jamais, trop chiant, trop encombrant. Finalement lorsque j’ai vu mon premier négatif de 50 cm de large… rien n’était plus assez précis, assez net et j’ai dû trouver une optique qui ferme à f128. Chaque détail compte, on devient obsédé non pas par le très grand mais par le détail du tout petit. Quand je sors mon premier négatif sur un film 110 de 1991 et que je le mets à coté de ce négatif 50 fois plus grand, je me dis que la photographie est fantastique, elle remplit ma vie.
Quand mon ami Lionel Turban me parle pendant des heures de sa fascination pour la photographie, je me dis que je n’ai besoin de personne d’autre à qui parler dans ces moments-là. Il me raconte qu’il développait dans son lit dans de petites cuvettes à l’âge de 8 ans en se cachant de ses parents, puis qu’il a testé toutes les techniques de photographies très jeune pour arriver à ce constat : tout ce qui est photosensible l’excite. Il est incontrôlablement attiré par ça. Il peut refaire 100 fois la même image, sans intérêt apparent, mais de manières différentes, juste pour la performance ou la connaissance.
Voilà le piège de l’addiction à la photographie. Je suis pareil, j’aime tout type de photographie, son Histoire me fascine, j’aime l’idée qu’on peut photographier avec tout, même sans chimie, sans appareil photo. Le collodion est une passade, les grandes chambres aussi, ce qui importe c’est de faire des images. Cette fascination technique doit être un peu mise de côté pour pouvoir en faire une activité artistique, et c’est un exercice qui n’est pas si facile que ça.
C’est comme Patrick Bailly-Maître-Grand qui a un univers et un propos bien à lui, c’est l’un de ces doux dingues passionnés par le photo sensible et qui joue avec sous toutes ses formes de façon géniale. Pourtant, je pense qu’il est difficile pour un non initiés aux procédés photographique d’apprécier sa photographie à sa juste valeur. C’est un avis qui peut être largement discuté, l’important ici c’est de trouver la juste mesure entre technique et propos.
* Quelles sont les difficultés techniques pour réaliser un format tel que du 40×50 ? Comment on remplit le cadre ?
On le remplit de la même manière qu’avec un petit format, tout est proportionnel. Les difficultés sont dans les quantités de produits, plus le format est grand plus lourdes sont les plaques de verres, plus on a besoin de chimies, et plus on pense à révéler en maillot de bain ou en ciré jaune. Mon labo fonctionne quasiment chaque jour et c’est un bordel sans nom, j’en fous partout, je suis un gros dégueulasse mais dans un soucis de propreté extrême.
C’est un des multiples paradoxes de ce procédé, je m’en rends compte en l’enseignant : il faut être lent, mais rapide, il faut se décontracter mais être précis, propre mais sale, c’est empirique avec des règles très strictes.
* Avec cette nouvelle exposition, Black mirror, qu’est-ce que tu présentes ? Et que signifie le titre ?
Le titre, je l’avais en tête depuis mes débuts dans le collodion, on appelle black mirror la couche argentée sombre et brillante qui se pose sur les bouteilles qui contiennent le nitrate d’argent. C’est une démonstration de la photosensibilité. C’est très beau à voir.
L’année passée j’avais fait une image qui représentait un miroir noir, sans reflet. Ne plus rien refléter, ça symbolisait pour moi la perte de l’autre qui était mon double, et qui du jour au lendemain n’est plus là. Je n’ai plus de reflet, je ne suis plus rien.
Black mirror, c’est également le titre d’une excellente série télé d’anticipation qui traite des réseaux sociaux, de l’évolution des médias, des loisirs et de leur place dans la société. Ça ne pouvait pas mieux tomber.
* Black mirror, c’est le début d’un nouveau cycle ? Une plaque opaque qui te coupe de ton passé, comme un ambrotype surexposé ?
Un ambrotype surexposé est brun clair. Je n’aime pas le brun. Je crois que mes expositions sont plutôt le signe de la fin d’une ère. Quand je montre quelque chose c’est que c’est déjà fini, la réflexion est faite. Même si je reste dans la même esthétique, je vais explorer d’autres idées, en fonction de ce que je verrai. Bref, je continue de photographier ce qui m’entoure, je m’éloigne un peu, les paysages s’élargissent, les supports varient.