Romain Turzi est un musicien de la grande famille versaillaise. Discret, signé sur le label Record Makers, avec Sébastien Tellier, Kavinsky et d’autres, il creuse calmement un sillon.
Son rock progresse et digresse, Turzi collabore et réalise des B.O de films, il a sorti un album de musique électronique, TEE, en 2011, il revient pour clore sa musique alphabétique avec l’album C.
*Tu en as fini avec le projet TEE [Turzi Electronic Expérience] ?
Je continue mais je n’enregistre pas. D’ailleurs à midi je suis allé me faire 45 minutes de synthé. Il n’y a pas d’objectif discographique pour le moment, mais secrètement, j’ai bien envie d’en faire un autre, plus libre. Je ne laisserai pas un producteur prendre la direction du projet. Je le ferai dans mon coin, et j’irai le proposer à Record Makers. S’ils n’en veulent pas, je le filerai sur Internet.
*Tu as fait appel à Pilooski pour l’album TEE…
Quand j’ai commencé, je faisais pas mal de balades électroniques, sans me soucier de la durée et du format. J’aimais bien les edits de Pilooksi et j’ai pensé que mettre un coup de ciseaux là-dedans rendrait le projet plus intelligible. Il n’a pas vraiment fait cet effort, il a juste pressenti qu’il y avait une composition à mettre en avant. Il m’a orienté sur des morceaux, plus que sur des atmosphères. Moi, je pensais faire un album comme Manuel Göttsching / Ash Ra Tempel.
*Tu sors C, un album qui s’inscrit C’est différent de travailler en solo ?
Ça été fait de la même façon que j’ai fait mon album électronique. Je n’ai consulté personne, j’ai fait les morceaux dans mon coin, ensuite on les a arrangés avec les musiciens. J’ai pris ce que chacun avait à apporter, ça a donné un plus. Les directions étaient prises au départ, et j’ai emmené les musiciens là où je voulais qu’ils aillent, tout en étant ouvert à la suggestion. J’ai été chef d’orchestre, producteur, réalisateur, avec des idées précises.
*C’est une façon de les impliquer…
Ils sont impliqués car ils font partie de cette famille Turzi. On est un sur scène, on est Turzi. Chacun à son truc à dire, et je respecte chacun.
Je suis content parce qu’on a fait ce disque dans mon studio, avec mon Logic pourri. J’ai appris à sonoriser des batteries, je me suis affranchi de la technique et je suis allé au bout de mon projet. Quand on écoute l’album, je trouve qu’il me ressemble, on dira que c’est mon disque le plus personnel.
*Sur cet album, il y a une voix féminine qui parcourt la première partie du disque…
Cette voix féminine, c’est une introduction, c’est l’aspect le plus nouveau et frais de l’album, ensuite on recolle à ce que l’on a déjà fait avec la deuxième partie, la face B donc.
*C’est pensé vinyle…
Oui… C’est vrai que je n’ai que des vinyles à la maison. Les CD, je les écoute dans la bagnole. Le disque est pensé dans sa globalité, ça n’est pas une succession de morceaux que tu vas écouter sur iTunes. Tu ne pourras pas me juger si tu n’as pas tout écouté.
La présence féminine, c’est un peu un fantasme. Je ne suis pas un bon chanteur, je n’ai pas grand chose à dire, mais j’aime l’apport de voix dans mes morceaux. Soit j’utilise le synthétiseur pour la reproduction de voix analogiques, ça fait Vangelis, c’est assez drôle. Ou un sampleur, là tu te paies carrément les Chœurs de l’Armée Rouge !
Il y a énormément de voix dans C, des petits morceaux, qui proviennent de l’échantillonnage, et il y a cette femme qui est un instrument de plus. Ça donne un côté fragile, humain, sensible, que l’on a tendance à refréner dans notre musique. La voix n’est pas vocodée ou échantillonnée, elle est pure et fragile. C’est une des seules choses qui est pure dans cet album.
*Elle a quel profil cette chanteuse…
C’est une chanteuse lyrique qui a chanté pour un défilé Chanel, avec un artiste connu de notre label qui a une barbe. J’ai vu des images d’elle, et j’ai eu envie de la mettre dans notre musique. C’est la clef de compréhension du nouvel album.
Elle s’appelle Caroline Villain, elle est soprano, et elle n’avait jamais joué dans un groupe de rock. Les concerts avec des mecs au premier rang avec des pintes, c’est un changement pour elle !
Récemment, je suis allé la voir chanter à la Chapelle Royale de Versailles, là où le roi écoutait ses petites pièces de clavecin. Elle chantait, avec un organiste, en latin, et franchement j’étais sur le cul. Je connaissais sont potentiel, mais quand tu la vois dans son univers, c’est hallucinant.
Elle excelle dans son domaine. Sa musique me fait fantasmer car c’est un univers auquel je n’ai pas accès. Ça m’attire énormément, sauf que je ne pourrais pas intégrer un groupe baroque, car qu’est-ce que je pourrais leur proposer ? En revanche, c’est très facile de la prendre avec nous, mais il faut la guider.
*Tu soulignes le fait que ce projet est le plus personnel, tu as des regrets concernant les autres disques ?
Disons que je ne suis pas satisfait de trucs qui ont pu être bouclés sur A, et certains tempos sont trop rapides. On enregistrait beaucoup, et on gardé les sessions que l’on a rentrées complètement, tiens, c’est le vocabulaire du skate ça… On aurait mieux fait de bricoler les premières prises qui étaient les plus spontanées. Quand j’écoute le vinyle, je le depitch, et je peux ajouter de la reverb et du delay, c’est un remastering en fait !
« Toute ma vie on m’a forcé à aller à la messe, aux Louveteaux, alors que je préférais faire du skate. »
*La voix féminine, ça donne une dimension religieuse et mystique… Tu le revendiques ?
Oui… j’ai grandi à Versailles, c’est pour ça que je suis habillé comme un geoibour. Toute ma vie on m’a forcé à aller à la messe, aux Louveteaux, alors que je préférais faire du skate. Ça m’a toujours fait chier, mais maintenant j’y vois quelque chose de beau et mystique. L’ensorcellement des foules, ça m’attire. Le fait de croire ou non, j’en ai rien à foutre, c’est l’enveloppe qui m’amuse.
L’une ou l’autre des religions, c’est pareil pour moi. J’ai grandi à côté du Château, pas loin d’une cathédrale, et quand je m’endormais, j’entendais des chants grégoriens. À neuf heure du soir, quand tu as six ans au fond de ton lit, ça marque.
Quand je faisais les concerts TEE, je mettais un chant de muezzin avec un delay, ça donne une couleur à la musique et un côté mystique. C’est un peu irrévérencieux, peut-être que quand je vais crever, je vais me faire allumer, on me dira : « Coco, tu t’es bien foutu de notre gueule ! »
*Les titres de l’album sont uniquement des noms d’oiseaux en C, tu peux nous expliquer le concept ?
J’ai fait les morceaux avant d’avoir les titres. Quand on faisait la promo de B, on parlait déjà de C, en disant que ça allait être un album avec des noms de fromages numériques, industriels, soit le rapport entre ces mauvais fromages et faire de la musique. Les oiseaux, ça a été plus simple.
Le logo Turzi est un aigle, Hawkwind est un groupe qui nous a influencés, et les oiseaux sont élevés dans le ciel, à l’opposé du studio qui est enfoui sous terre. Je trouvais assez cool de prendre des noms d’oiseaux qui commence par un C, en français, anglais et en italien. En allemand, par contre, c’est un K.
*Et pourquoi en plusieurs langues ?
J’aime les disques de library music. Souvent, il y a un thème : industriel, espace, mécanique, et les titres des morceaux sont déclinés par rapport à ce thème, avec le détail des ambiances : slow tempo, smooth… et c’est traduit en plusieurs langues. C’est mon hommage à la library music. Je n’ai pas poussé le vice à décrire les morceaux : cygne vogue sur le lac, matin brumeux… mais j’aurais pu le faire.
*Mais tu ne chantes pas en français sur C…
Je n’ai pas écrit en français, mais je n’ai pas de problème avec ça. Les chanteurs français de référence, pour moi, sont plutôt des gens qui parlent, psalmodient. Gainsbourg… je l’ai un peu fait dans le disque Éducation. Cela dit, il n’y a pas de messages dans mes paroles, c’est un instrument, une mélodie.
J’ai viré des voix de ce disque, ça n’apportait rien, et on ne m’a pas fait chier sur le fait que ce soit très instrumental, la maison de disque j’entends. Et si un jour j’ai un contrat avec des objectifs de vente, ça ne m’intéressera plus, je me mettrai à la peinture ou j’écrirai un livre.
« Pour moi, il y a un point évident entre Reich, ZZ Top, Bérurier Noir et Dopplereffekt«
*Ou au skateboard…
Ah oui, le skate, ça m’a influencé dans la musique. Le fait d’avoir une planche et un groupe de potes, tu dois trouver ton propre truc. Et tu es dépendant de ce que tu as sous la main, le curb [le trottoir, mobilier urbain prisé des skateurs] qui se trouve là. Le curb, c’est comme un instrument de musique, et c’est à toi de te démerder avec ça pour créer quelque chose de beau. Comme avec un synthé, tu dois l’emmener où tu as envie qu’il aille. Cet état d’esprit, je l’ai trouvé dans le skateboard.
*Dans tes interviews, tu reviens souvent sur l’héritage musical français…
Chez moi, les disques sont classés par pays et chronologiquement. Je ne suis pas réduit à des mouvements, à la naissance du hard-rock en 1971 avec Black Sabbath. Je le vois en Angleterre, et j’ai un aperçu sur ce qui s’est passé aux États-Unis au même moment, avec ZZ Top ou Stooges. C’est ce parallèle que je trouve intéressant.
Quand je regarde mes disques, je vois comment la France a évolué depuis les yéyés, avec la library, la musique expérimentale, les chercheurs, et un mec comme Jarre qui a imposé la musique électronique. Mais aussi Catherine Ribeiro et Alpes, Heldon, qui sont en marge, mais qui ont fait leur truc.
Comme référence, j’ai aussi le rock allemand. Les Allemands ont dû tout reconstruire après la guerre, tout en étant envahis par les Ricains et leur culture. Certains se sont dit : « on va reprendre à l’avant-guerre avec le Bauhaus et le cinéma expressionniste, et faire une musique qui sera la nôtre ». Je trouve intéressant de se remettre en question en se basant sur un héritage, pour faire quelque chose qui s’inscrit dans le temps et qui t’est propre. C’est comme ça que j’ai commencé à faire de la musique. Je ne fais pas ça pour combler un vide, je fais ça parce que j’en ressens le besoin. Proposer quelque chose d’original et honnête.
Les gens sont trop influencés et catégorisés, malheureusement. Beaucoup veulent jouer un genre de musique faite avec un synthé à 100 balles. J’essaie au contraire de décloisonner tout ça, à mon humble niveau. C’est une méthodologie que j’ai envie d’appliquer : déconstruire et attaquer d’autres styles musicaux, comme Villa-Lobos a pu le faire. Pour moi, il y a un point évident entre Reich, ZZ Top, Bérurier Noir et Dopplereffekt, et c’est ce que j’ai essayé de faire.
*En parlant de synthés, il paraît que ton studio était particulièrement bien fourni…
Un pote qui fait de la musique de film, et pour qui ça cartonne, m’a laissé ce studio, dans une ancienne usine. Il est au sous-sol, il y a un cheminement de couloirs et d’escaliers pour y arriver, et quand tu entres, c’est un autre monde. La réalité extérieure n’a plus d’impact. Tout est dédié à la musique, avec un voisin à qui on pourrit la vie ! Dans Le bloc, tu es tellement coupé du monde que tu as quasiment peur d’en sortir.
Le problème, c’est que l’endroit est grand et que j’achète de plus en plus d’instruments. Je bricole, je modifie, je répare, mais je ne revends rien. Ça m’excite d’avoir de nouveaux trucs, c’est comme une nouvelle board, ça pop au départ ! Tu es excité pour un petit bout de temps, et quand tu commences à avoir les réflexes d’utiliser une chose pour une chose, c’est là que c’est foutu. Il vaut mieux changer pour se retrouver un peu perdu. Quand tu as passé en revue la banque de sons de ton synthé, rapidement tu utilises les mêmes presets, c’est là où il faut changer.
*On m’a aussi parlé d’une harpe…
C’est la harpe de ma grand-mère, mais je ne sais pas en jouer. J’aurais adoré la ramener chez moi, et jouer de la harpe nu… Bref, c’est celle de ma grand-mère, je la garde. Dans C, il y a de la harpe, mais ça vient d’un sampler. Ça m’a sûrement inspiré qu’elle soit dans le studio.
*Tu composes aussi des bandes originales de films, L’âge atomique par exemple…
Je travaille souvent avec Ulysse Klotz sur les B.O. Pour L’âge atomique, il est venu avec des idées de musique, et on a tout réenregistré dans mon studio, avec de vrais instruments. Il reprenait les pistes, changeait tout et on les repassait à l’envers dans une reveb chelou. Ensuite on allait au montage pour caler sur les images.
Ulysse a étudié la philosophie, il connait le solfège et est violoniste, mais il s’inscrit dans la musique d’aujourd’hui. Il écoute du hip-hop et il est toujours à l’affut de nouveautés, moi pas trop… Il connait aussi la musique médiévale, on a d’ailleurs trouvé des partitions midi de concertos pour quatre voix, et on a attribué les pistes à des synthés. C’est marrant de partir de pièces anciennes, et de les faire parler à des synthés. C’est un pont entre les générations, c’est quelque chose que je n’aurais jamais fait seul.
*Tu travailles avec Marke Newton, un peintre et illustrateur anglais, qui vit en France…
Il a fait les pochettes de A, B et C. Elles sont différentes, mais il y a une logique dans son trait. ABC est une trilogie, qui est close pour le coup. Ce que j’aime chez Marke, c’est que l’on part d’une image, une donnée froide, et il l’a redessine, réinterprète. Le fait que ce soit à la main, que ce soit des traits, ça donne quelque chose d’humain et touchant.
*Tu en as donc fini avec les lettres ?
On verra, on verra ! Il y a eu du temps entre B et C, d’ailleurs j’avais pensé à appeler C plutôt D. J’ai aussi pensé à Z, pour tout remettre en question. Mais turzizi n’était pas le jeu de mot le plus drôle.