FABRIZIO + LUZ = FUZLAB
Fabrizio Moretti, le batteur du groupe The Strokes, s’est retrouvé à habiter Paris plusieurs mois. Pour prendre du recul, vivre autres choses. Il dessine, un peu. Il rencontre le dessinateur Luz, ils ont un projet commun, une vidéo loufoque est réalisée sur le duo en train de bosser, commanditée par la marque Posca. Puis les événements de Charlie Hebdo – ça bifurque.
On avait passé un moment avec le batteur/dessinateur, un bon moment. Il raconte ce projet, très excité et excitant. C’était avant le drame. Par décence la vidéo restera au fond d’un disque dur.
C’est l’histoire d’un minotaure, en noir et blanc, avec du bleu électrique dedans.
« J’aime la musique française, et bien sûr je peux te citer Serge ! »
*Tu habites Paris depuis quelques temps, tu fréquentes des musiciens français ?
Oui, surtout depuis que je partage un studio de musique ici. Il y a plein de mecs cools qui passent, c’est près de la rue de Turennes. Je vais chaque jour jouer de la batterie là-bas. Je dois pratiquer régulièrement sinon je deviens raide, je deviens vieux quoi !
*Tu es sérieux, donc…
Enfin, pas vraiment, c’est quelque chose que je fais très régulièrement. C’est dans mon emploi du temps.
*C’est un boulot ?
Non pas du tout, mais c’est la première fois de ma vie que je considère que la discipline n’est pas une contrainte. Tu vois ?
*Ça change de la vie de rockstar ?
J’avais pas vraiment une vie de rockstar, plutôt une vie… abstraite, une vie d’ado. Aujourd’hui d’avoir une routine c’est pas si mal. Devoir se lever le matin, ça change.
Par exemple, hier soir on a beaucoup dessiné. Ça peut devenir obsessionnel, on fait et refait, jusqu’à devenir fou. Le lendemain matin, comme je vis là où on dessine, ça m’obsède encore, alors je pars au studio. Je joue de la batterie, je reprends mes esprits, je suis ultra concentré sur autre chose. Ensuite mon cerveau redevient dispo.
*C’est difficile de faire partie d’un groupe comme The Strokes ?
C’est pas facile… parce que l’on s’aime profondément, mais il y a des moments de tension, puis on se dit « Merde, mais j’aime ce type ! » C’est un mariage entre cinq personnes, sans le sexe. Et c’est parfois difficile de fermer sa gueule…
*Paris, c’est une opportunité pour…
Fermer ma gueule justement ! Ici je fais différentes choses. D’ailleurs je viens de lire un article sur l’apprentissage de la langue – je passe à autre chose-là – Monolinguistics is the illiteracy of the average, qui explique plus ou moins que lorsque tu parles une seule langue c’est comme être illettré.
Je parle italien, portugais et anglais, mais je ne crois pas que l’on soit moins intelligent si on ne parle qu’une seule langue. Mais je comprends le bénéfice de pouvoir partager une émotion dans un autre langage, tu dois beaucoup plus penser à ce que tu veux exprimer.
Ici, je ne veux pas être embarrassé par mon français, alors j’apprends, et je sens que ça me permet de prendre du recul sur ma vie, ça me procure une certaine sérénité.
*La grande difficulté quand on apprend le français ?
Le plus dur c’est de faire en sorte que les Français te parlent en français. Ici, on te parle toujours en anglais, on entend de l’anglais partout. Alors qu’en Amérique personne n’entend du français, jamais. Avec les autres étrangers on essaie de parler en français, et c’est un gros bordel ! (Rire.) On devrait faire un film à propos de ça, c’est la base de tous les quiproquos.
« Mon étrange appréhension de la mythologie m’a interpellé, violemment intrigué. »
* Le dessin c’est aussi un langage, tu y es venu comment ?
Je ne peux pas vraiment dire quand et comment j’ai commencé à dessiner. Ça a toujours été là. Quand j’avais 7 ans je me souviens que les gens de ma classe me demandaient de leur dessiner des trucs. Ça a peut-être été un moyen de s’intégrer.
*Les dessins que tu fais avec Luz, c’est un moyen de t’intégrer en France…
Plutôt le fait de s’identifier en tant qu’individu, à moins que tu sois bouddhiste, que tu vives une vie calme et solitaire, mais ta solitude ne l’est uniquement parce que tu es loin des autres. Paradoxalement tu as besoin des autres pour être seul. I don’t know what the fuck I’m talking about! (Rire.)
*Donc tu rencontres Luz.
J’étais au Truskel, le bar, on est tous les deux amis du patron, et on a commencé à parler car je lisais un livre de Justin Campbell, Le héros aux mille visages, qui mentionne l’histoire du minotaure, le fil d’Ariane et Thésée, le roi Minos.
On a commencé à parler de tout ça, pour finalement en venir à cet étrange mythe de la création de ce monstre mi-homme mi-taureau. Le minotaure. C’est l’un des personnages les plus intéressants, et un sujet récurrent, on lutte contre notre instinct animal. Tout ça nous a donné envie d’imaginer une nouvelle mythologie.
*Il y a un côté religieux dans cet exercice ?
J’ai été très religieux à un moment de ma vie, et après quelques déboires j’en suis venu à ne plus croire. Et ça m’a donné envie de regarder ailleurs, d’autres cultures, l’histoire, la manière dont ça influence nos vies.
Les Grecs et leur mythologie, ça peut être très absurde, mais ce sont des thèmes universels, dont on parle différemment dans les autres cultures. Ça reste les mêmes histoires, les mêmes craintes. C’est ce moment où tu chies dans ton froc car tu penses que tu vas aller en enfer parce que tu t’es branlé en regardant un magazine. Mon étrange appréhension de la mythologie m’a interpellé, violemment intrigué.
*Tu es toujours religieux ?
Non.
*La mythologie grecque est très visuelle, en France on a un certain intérêt pour ces histoires…
C’est un peu comme une subculture ?
*Non, pas vraiment, mais on connaît tous le minotaure, à quoi ça ressemble, mais personne ne connaît vraiment l’histoire. Ce que ça implique.
Pourtant ça fait partie de nous, la mythologie, on vit dedans.
« C’est son esprit qui dessine, un peu comme une punchline«
*Sinon pour en revenir au dessin, qui est Luz ?
C’est le genre de type qui est aussi innocent que très intelligent, cet équilibre en fait quelqu’un qui est curieux de tout, qui cherche à savoir, et il est capable de synthétiser ce qu’il a en tête avec des dessins. Il est très magnétique aussi, très attirant.
On a parlé des heures de ce projet, sans se connaître. Mais aussi de notre enfance, du minotaure ou d’Ariane. Et il a eu l’idée que l’on dessine cette histoire, il m’a parlé de ce rouleau qu’un ami lui avait donné, et j’ai dit oui. Le lendemain il est arrivé chez moi le rouleau sous le bras. Ça m’a impressionné.
*Vous êtes en symbiose ?
Non, pas vraiment. On est très très différents, mais on peut dessiner ensemble, et se compléter.
*C’était un premier essais pour toi de dessiner avec quelqu’un que tu ne connais pas ?
Oui et ça a été étrangement naturel. J’avais la pression, très impressionné, car c’est son métier de dessiner, alors que je suis un batteur de rock qui apprend à se discipliner.
Le dessin nous a permis de nous connaître, d’établir une relation. Au début on ne faisait que dessiner, tout ce qui pouvait nous passer par la tête, sans vraiment de directions. Quand c’est devenu plus sérieux, on a décidé de raconter cette histoire, d’une façon différente.
*Il dessine comment Luz ?
C’est son esprit qui dessine, un peu comme une punchline, il y pense et bim ! ça tombe sur la feuille.
*Et ton dessin dans ce projet, tu le vois comment ?
Mon dessin, c’est… un outil de découverte, une réflexion sur moi-même, un apprentissage, j’expérimente. C’est aussi un instantané de mon histoire, très spontané.
*Tu penses qu’il y a une différence entre un Français et un Américain qui racontent la même histoire ?
Non, pas du tout. Je crois qu’il y a une différence entre un business-man qui raconte une histoire et un livreur qui racontera une histoire. Ou ils raconteront la même histoire différemment.
Là, c’est l’histoire d’un gars qui parle de politique et d’un autre qui est batteur de rock, et finalement ça fonctionne, on raconte la même histoire.
*La musique vous a rapprochés
Oui, bien sûr, on a amené des disques pour les écouter, il a amené Mahavishnu Orchestra, que l’on a utilisé pour le film. Et j’ai une chanson de côté pour une séquence de battle !
On a aussi écouté Wendy Carlos, enfin c’était peut-être Walter à ce moment-là, Switched-on Bach. Grover washington Jr., Mahavishnu Orchestra…
Il y a une frontière qui est franchie dans les années 70, on fait des découvertes technologiques. On rejoue Bach avec des synthétiseurs. C’est intéressant et extrême, et ça se ressent dans notre dessin je crois.
Pour Switched-on Bach, elle a utilisé un instrument nouveau. On a fait quelque chose de similaire, avec des outils récents, des Posca, on raconte une vieille histoire. Là, par exemple, on dessine une scène très classique, Thésée est effrayé car Ariane est sous l’emprise du minotaure, et le point de vue est celui du minotaure.
*Et tout ça en bleu.
C’est la couleur avec laquelle Luz est arrivé. Du bleu, du noir et du blanc, ça a commencé comme ça. J’ai pensé « coooool ! ».
*Il y a aussi beaucoup de géométrie dans vos dessins.
Il y a la mythologie et les mathématiques, je crois. On est des mathématiques. Quand les Grecs parlaient de Zeus, Euclide développait des axiomes. Et ils ont fait en sorte que ça se croise. En mathématiques, tu sais ou tu ne sais pas, c’est facile. En mythologie, il y a le bien et le mal… Si tu doutes tu n’es pas une bonne personne, on ne remet pas en question certaines choses…
Je crois que la religion obscurcit le vrai du faux, ce qui est bon ou mal, surtout en ce moment. On le voit en politique internationale avec tous ces problèmes politiques ou de territoires. C’est pourtant qu’une question de perspectives, mais il y a quand même des gentils et des méchants qui sont désignés.
*La batterie, c’est aussi des maths ?
Bien sûr, la musique c’est des maths. Les notes sont des maths, elles déterminent le temps.
Le langage c’est des maths. Ça te limite parfois, mais quand tu admets que la discipline n’est pas une contrainte, tu veux en apprendre plus, pour mieux communiquer. Je reviens encore à ça ! on se permet de faire des erreurs, de se reprendre. Putain, je suis carrément en train de prêcher là !