GO-GO
À CHOCOLATE CITY
un texte de PureBakingSoda
Le 16 mai 2012, D.C. a pleuré le dernier souffle du Godfather of Go-Go. De son vrai nom Chuck Brown, ce vieil afro-américain toujours enjoué et caché derrière une grande paire de lunettes noires, était le créateur d’un genre musical aux rythmes syncopés et gorgés de percussions, le Go-Go. Depuis les années 70, ce gumbo funk et festif est roi à Washington, et les foules se ruent dans les clubs sous terrains pour danser et chanter aux rythmes de ses superpositions de congas et de timbales.
Charles Louis « Chuck » Brown est né en 1939 à Gaston, en Caroline du Nord. C’est à l’église qu’on lui enseigne à jouer du piano, puis en prison qu’il apprend la guitare. Dans les rues de D.C., il gagne un temps sa vie en cirant des mocassins et en servant de sparring-partner aux boxeurs semi pros de la ville. Mais sur les conseils de ses anciens compagnons de cellule, qui appréciaient beaucoup son pincé de cordes, Chuck essaie en parallèle de se lancer dans la musique.
Au début des années 60, il trimballe guitare et chapeaux de groupe en groupe, notamment dans celui de son ami Joe Manley, leader des Los Latinos. Ces derniers se sont fait spécialistes en reprises du Top 50. Leur truc, c’est d’adapter les tubes pop aux goûts de leur public, essentiellement latino-américain, en y ajoutant des cors, des claviers et des marimbas. Au cours des mois passés avec Joe Manley et son groupe, Brown va trouver sa voix et le fond de sauce d’où émergera le Go-Go.
En 1966, Chuck Brown se sent fin prêt à diriger sa propre formation, et monte alors les Soul Searchers. Pour s’ajuster au mieux aux envies du public afro-américain, les Soul Searchers vont tester leur musique dans les night-clubs, où plus que nulle part ailleurs, la foule réagit à ce qu’elle entend. Comme une réminiscence de son passé de sparring-partner, Chuck Brown apprécie recevoir des coups du public, n’être non pas la star, mais un allié, un complice, qui interagit et s’adapte aux changements de rythmes et réactions des autres, afin que tout le monde progresse ensemble.
Au terme d’années d’interactions entre les Soul Searchers et les travailleurs noirs venus soupirer au Maverick Room, club de Northeast Washington, le Go-Go est né. Pour faire danser sans interruption, Chuck Brown ajoute une bonne dose de timbales et de congas à sa tambouille mélangeant déjà blues d’église et funk héritée des Los Latinos.
Les couches d’instruments se superposent, pendant que le lead talker chante, rap ou discute avec le public, qui ne cesse de répondre et d’haranguer les musiciens. Les instruments dialoguent entre eux et le public participe pleinement, pouvant choisir de faire évoluer la musique comme bon le lui semble, pour qu’au final le spectacle soit autant sur scène que dans la salle. Le Go-Go est donc à la fois une création collective et une musique collective. De par la façon dont il est né et dont il est joué, le Go-Go a, dans les premières décennies de son existence, une place particulière dans la culture afro-américaine de D.C. Il en est presque synonyme, à la fois extension de chaque individu et synecdoque de toute la communauté.
Personne ne peut en parler mieux qu’un habitant de la ville, et cette réponse de l’une d’entre eux à une question de la journaliste Natalie Hopkinson aide à en saisir l’importance : « Si je suis une fan de Go-Go ?! Très bizarre comme question. Je suis fan d’Erykah Badu. Je suis fan de Ronald Isley. Pour moi, être fan, c’est de quelque chose d’extérieur, pas d’une chose qui fait parti de vous, de votre culture, de votre sang. On n’est pas fan d’une chose avec laquelle on a grandi, qu’on a regardé se développer. C’est comme demander à quelqu’un de la Nouvelle-Orléans s’il est « fan » de Jazz. C’est eux. C’est leur culture. Leur nourriture. »
C’est lors d’un meeting du candidat républicain à la mairie de Washington que Natalie Hopkinson pose cette question. La scène prend place dans un club mythique du Go-Go, parce que le candidat, blanc, sait que cette musique est à la fois lieu, moment et prétexte de la vie sociale et de l’expression de la classe ouvrière noire de D.C. Il espère ainsi récupérer des voix dans la population afro-américaine, qui, à l’époque, n’est une minorité que de nom, minoritaire dans les représentations politiques et sociales, mais population majoritaire en nombre à Washington.
De cette particularité démographique, la ville tient son surnom de Chocolate City. « And they still call it the White House ? » se demande le célèbre George Clinton, qui avec Parliament a popularisé le sobriquet de D.C. en lui dédiant une chanson en 1975.
Au milieu des années 70, Benny Anthony Harley découvre le Go-Go alors qu’il n’est que lycéen. Avec le groupe Rare Essence, il va participer à la propagation du phénomène. Après eux, le Go-Go n’est plus seulement la musique jouée par Chuck Brown, c’est maintenant un véritable sous-genre. Renommé « Little Benny » par le public, Harley devient la deuxième grande figure du mouvement, connu et adoré pour son exubérance, sa voix rauque et son super pouvoir lui permettant de jouer de deux trompettes en même temps.
Dans les années 80, le Go-Go gagne toujours plus en popularité, au point d’éclipser totalement le Hip-Hop local, qui commence à débarquer de New-York. Probablement que le meurtre de Fat Rodney, potentielle première star du rap à D.C., n’aide pas le genre à s’y installer. Mais la vérité, c’est qu’avec le Go-Go, la ville n’a pas besoin du Hip-Hop.
Devenus amis, Chuck Brown et Little Benny, qui est désormais à la tête de The Masters, mettent le feu chaque semaine à Chocolate City. Dans leurs sillons, se glisse toute une portée de nouveaux groupes. Parmi eux, Trouble Funk et les Experience Unlimited de Gregory « Sugar Bear » Elliot, demeurent les plus mythiques. Commence alors une période de compétition entre formations, de duels sur scène ou à distance, mais toujours au service d’un Go-Go joyeux et festif.
En 1986, Rare Essence livre l’un des albums classiques du genre, Live At Breeze’s Metro Club. Le groupe est à son apogée et y fait une véritable démonstration de tout ce qu’est le Go-Go. Le son des congas est plus que jamais calé sur le rythme cardiaque de la foule, pour nous donner l’impression de suivre le spectacle à travers un stéthoscope apposé sur le thorax d’un fan. Et au bout du concert, Whiteboy, le guitariste, et Jas. Funk, le lead talker, on appelé par leur prénom absolument chaque personne présente dans le club, comme si tous faisaient partie du groupe. Malgré tout, et même sur ses plus grands disques, le Go-Go est, de fait, amputé d’une partie de son âme quand il n’est pas vécu en direct mais enregistré. Cela n’empêchera pas le genre d’avoir son lot de grands disques live, et même quelques albums studios.
Avec les années 90, le Go-Go devient plus sec et, même s’il reste un genre joyeux et festif, peut apparaître agressif aux oreilles du néophyte. Le symbole, et l’idole, de cette génération qui s’est laissée influencer par les sonorités du rap, s’appelle Ralph Anwan Glover. Dit Big G (ou Ghengis, ou The Ghetto Prince), il est le lead talker du Backyard Band. En 1997, alors qu’il gagne sa vie comme homme à tout faire d’un bâtiment administratif, Big G est déjà une icône adulée. Dans son livre Go-Go Live, Nathalie Hopkinson le dépeint comme un mélange entre Tupac Shakur, Bob Marley et Fela Kuti.
A la fois star de la musique et héros du quotidien, la population le célèbre comme un vrai leader, ce qui l’amène régulièrement à servir de représentant de sa communauté auprès des institutions. Il n’a qu’un mot à dire pour calmer des montées de violences dans les quartiers Nord, ou pour envoyer massivement les habitants à des dépistages du VIH. La mairie de Washington n’a pas d’autre choix que de faire appelle à lui, comme un relais vers la communauté afro-américaine. Il est une sorte de maire officieux, en somme.
Sur scène, Big G transperce l’emmêlement des congas grâce au charisme de sa voix râpeuse, y raconte le quotidien de D.C., ses héros, ses malheurs, tel le présentateur d’un « Black CNN ». Fidèle à la tradition des reprises Go-Go, le Backyard Band rejoue des tubes rap, de Lord of The Underground à Black Moon, en passant par Snoop Dogg ou Gravedigazz. C’est à eux que font appelle les rappeurs qui viennent en représentation dans la région, il a ainsi été possible d’entendre Scarface ou Busta Rhymes venir à D.C. jouer des versions Go-Go de leurs classiques avec le Backyard Band.
A partir de 2003, on peut apercevoir Big G sur scène avec un cahier blanc roulé dans sa poche arrière. Il s’agit du script de la série culte The Wire, dans laquelle il incarne le personnage de Slim Charles pendant les trois dernières saisons. Et quand il n’est pas occupé sur scène ou sur les plateaux de tournage, Big G anime l’émission de radio la plus suivie de la région sur WKYS-FM.
Caché dans les sous-sols du Frank D. Reeves Municipal Center, le Club U est un des lieux clés du Go-Go. Sa situation, ainsi que les discours sur sa réputation, peuvent être vus comme des reflets du Go-Go, de ses représentations, et donc de celles de toute la classe ouvrière noire de Washington D.C.
Relégué aux catacombes d’une annexe de la mairie, ce lieu de concerts, de vie et de sociabilité, ne semble apparaître dans les médias que pour alimenter les rubriques de faits divers et pointer une supposée violence du milieu.
Un jour, un homme jaloux cherche la bagarre parce qu’il découvre sa petite amie en nage, après avoir trop dansé aux rythmes d’un groupe, un autre jour, c’est un fan retrouvé mort en marge d’un concert. Tout est bon pour lier le Go-Go et son public à la criminalité, à des comportements sexuels jugés déviants, à l’alcoolisme, et finalement justifier la fermeture du Club U au milieu des années 2000.
Le durcissement des discours sur le Go-Go et la chasse à ses lieux de vie vont de paire avec l’évolution démographique de Washington. Avec la gentrification, les quartiers se transforment en même temps que la couleur de peau de l’habitant moyen. La fermeture du Club U correspond d’ailleurs au franchissement d’un cap : pour la première fois depuis le milieu du XXème siècle, la population de Washington est redevenue majoritairement caucasienne.
Little Benny est mort dans son sommeil en mai 2010, il n’avait que 46 ans. Deux ans plus tard, il est rejoint par son ami Chuck Brown. En leur honneur, et pour calmer les tensions entre certains quartiers de la ville, est organisé le King of Congas battle à la Fontaine Bleue. Tous les champions du Go-Go, réunis dans des divisions en fonction de leurs quartiers, s’affrontent chaque année dans des duels de congas, et continuent de faire battre « le rythme cardiaque » du Go-Go.
Pourquoi le Go-Go n’a t’il jamais percé au delà du DMV (région formée par D.C., le Maryland et la Virginie) ? Il y a certainement une multitude de raisons. D’abord, une musique essentiellement live a évidemment plus de difficultés à se répandre à l’heure des albums studios, de MTV puis d’internet. Mais pour Natalie Hopkinson, le contenu absolument local des textes, les références aux gens et aux évènements, rendent le genre cryptique. Alors, assister à un concert de Go-Go pour un étranger, serait comme débarquer à une séance de cinéma en plein milieu du film.
Le Go-Go a tout de même connu quelques succès nationaux et même internationaux. Who’s Comes To Boogie de Little Benny a été un incontournable des clubs anglais pendant plusieurs mois en 1985, et a même fait une apparition dans les charts anglo-saxons. Aux USA, c’est Da Butt d’Experience Unlimited qui a probablement été le plus gros succès commercial du Go-Go, grâce à sa présence sur la B.O. de School Daze de Spike Lee en 1988. Ce film, même s’il propose une vision du Go-Go biaisée par le regard extérieur du réalisateur brooklynite, reste moins honteux que le catastrophique Good To Go sorti deux ans plus tôt, conspué par les critiques et les habitants de Washington :
« Le Go-Go est une musique noire pour adolescents noirs, et Blackwell a mis le mec le plus blanc du monde dans un film sur la culture noire » dit l’écrivain George Pelecanos à propos de Good To Go, dans lequel le rôle titre est interprété par Art Garfunkel.
C’est d’ailleurs à travers les romans de George Pelecanos que certains américains découvrent le Go-Go dans les années 90. Les histoires de ses polars prennent quasi exclusivement place à Washington D.C., sa ville natale. Et avec son sens des détails quasi documentaire, il lui arrive de décrire des concerts de Chuck Brown et consorts, comme dans The Sweet Forever paru 1998.
Le Go-Go a eu du mal à s’exporter dans sa forme la plus orthodoxe, mais il a tout de même réussi à se répandre via son influence sur d’autres genres plus populaires. On retrouve par exemple JuJu House d’Experience Unlimited derrière les percussions du Slave To The Rythm de Grace Jones. Au milieu des années 80 quelques titres de Salt ‘n’ Pepa ou LL Cool J sont aussi trempés dans le chocolat, et les rythmiques syncopés de Teddy Riley (et de ses protégés) rappellent parfois fortement celles qui résonnaient au Club U et au Maverick Room.
Mais d’une certaine manière, les titres Go-Go (ou presque) les plus connus restent 1 Thing d’Amerie et Crazy In Love de Beyonce. Produit par Rich Harrison, originaire de D.C., ils reprennent tous les deux des éléments Go-Go, en les enrobant de toute la panoplie nécessaire à les rendre radio friendly.
En 2015, Chocolate City continue de vibrer aux sons des congas et des bongos. Et même si les formations ont évolué, que peu de pionniers sont encore en activités, les groupes phares s’appellent toujours, et pour toujours, Rare Essence, Experience Unlimited, Trouble Funk, Backyard Band, The Masters, Junkyard Band, The Soul Searchers.
UN TEXTE DE PUREBAKINGSODA • DES ILLUSTRATIONS DE HECTOR DE LA VALLÉE •
FUSILS A POMPE • DAMENCIO • TOMALONE
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