Conversation avec Amon Tobin #2007 #archive

 

2007. Amon Tobin n’est pas vraiment le roi de l’interview, il préfère laisser parler sa musique. Timide et renfermé, ça n’a pas été simple de lui tirer les vers du nez. Derrière la carapace, on découvre un homme intègre, passionné et défricheur. Créateur d’un capharnaüm mélodique, Amon Tobin réalise une nouvelle fois un album des plus incongrus, pas évident à écouter, avec les sons de la vie quotidienne, pris sur le vif, qu’il met en boucle pour en faire un patchwork sonore aliénant.

 

* Il y a quelques années, tu venais souvent en France ; comment ça se fait que tu ne sois pas venu depuis un bon moment ?

À l’époque, je vivais en Angleterre, je n’avais qu’à traverser la Manche pour venir. Aujourd’hui, j’habite à Montréal, donc c’est moins évident. d’ailleurs, je dois apprendre le français… mais je vais doucement, c’est plus facile d’être fainéant.

 

* Pourquoi tu es allé vivre à Montréal ?

C’est une longue histoire, c’est personnel, c’est aussi pour une question pratique. Au final, ce n’est pas très important où je vis, ce qui compte c’est ce que fais et pourquoi je le fais. J’aime Montréal, j’aime la ville, les gens et l’atmosphère : c’est calme, il y a beaucoup de musiciens et beaucoup d’artistes.

C’est aussi plutôt bon marché, avoir un appartement là-bas est peu onéreux. Il est donc possible d’avoir du temps pour explorer la musique, plutôt que de travailler tout le temps pour payer le loyer. Il y a vraiment une bonne vibration dans cet environnement.

 

* Il y a beaucoup de musiciens à Montréal ?

Oui, il y a beaucoup de rock, car c’est la mode actuellement : Arcade Fire, Wolf Parade, mais il y a aussi des gens comme Sixtoo, Kid Koala et des gens intéressants issus de l’électro.

 

* Ça change pour toi d’être loin de Ninja Tune ?

Non, ça n’a rien changé entre nous. On a un respect mutuel, et ils me donnent vraiment de l’espace pour faire ce que je veux. De mon côté, je n’interfère pas dans leur travail. On a de bonnes relations.

 

* En quoi vivre à Montréal est différent pour toi ?

J’ai l’habitude de voyager et d’habiter différents endroits depuis que je suis enfant. Je n’ai pas réellement de point d’attache, et je ne subis pas vraiment l’influence du milieu ou de la ville dans laquelle j’habite. J’essaie de capter de bonnes influences, mais en général ce n’est pas vraiment quelque chose d’important dans ma vie.

 

* Tu n’as pas le sentiment de racines ?

Non, pas vraiment, vu que j’ai cette habitude de déménager depuis que je suis enfant. En même temps, je peux dire que je suis attaché au Brésil. C’est de là où je viens, et même si c’est en Angleterre que j’ai vécu le plus longtemps, le Brésil est le pays qui me tient le plus à cœur. Je ne me suis jamais senti vraiment bien en Angleterre.

 

« C’est viscéral et non cérébral… »

* Tu t’es senti étranger ?

Oui, vraiment, mais pas dans le mauvais sens du terme…

 

* Tu te sens brésilien ?

Non, pas vraiment, parce que je ne le suis pas : je n’étais qu’un gosse quand je vivais là-bas. Ce qui est agréable, c’est que lorsque j’y retourne ça me semble familier comme endroit. J’y ai toute ma famille…

 

* C’est pour ça que ta musique est en constante évolution, parce que tu ne subis aucune influence ?

Qui sait ? Je ne sais pas vraiment… D’ailleurs je ne suis pas sûr que la musique que tu peux faire ressemble à là d’où tu viens. Je pense que c’est valable pour certaines personnes, mais pour moi ce n’est pas flagrant : mes influences ne se ressentent pas dans ma musique.

Il y a des gens qui ont parcouru le monde entier et qui sont toujours très naïfs, d’autres vivent à un endroit toute leur vie et on la sagesse. Je ne crois pas que tu emportes avec toi là d’où tu viens.

 

 

* Tu as fait la musique du jeu vidéo Splinter Cell, c’était une façon différente de créer ?

C’est complètement différent : Splinter Cell c’est vraiment une bande originale et non un album. C’est d’ailleurs de là que vient ma frustration par rapport à ce projet, car il a été vendu comme un album alors que c’était un disque à part entière. J’ai dû me plier à un cahier des charges très précis et surtout je devais suivre l’intrigue du jeu vidéo. Donc beaucoup de limites pour moi.

Chaque titre devait avoir une certaine durée et évoluer en fonction de tout ce qui pouvait se passer. Chaque titre devait comporter quatre niveaux d’intensité qui devaient fonctionner ensemble ou séparément, les mélodies devaient correspondre aux transitions, c’était vraiment très technique.

 

« Pour moi, ce qui est important,
c’est ce que tu fais du son,
comment tu le manipules et le procédé par lequel
tu es passé pour obtenir telle sonorité »

 

* Comment tu as eu cette opportunité ?

Les gens qui ont fait le design du jeu connaissaient ma musique, donc ils m’ont contacté pour que je travaille avec eux. C’est assez inhabituel, car avec une grosse production comme celle-ci, on va te demander un son précis, comme-ci ou comme ça, et non de faire ta musique. La difficulté était vraiment technique et je n’avais pas à compromettre ma musique, c’est pour ça que je l’ai fait…

C’est rare pour moi de participer à un projet de cette taille et de présenter ce que je sais faire. C’est le problème que j’ai avec Hollywood et les bandes originales de films. Même si j’aime le film, il y a une telle pression de la part des producteurs, investisseurs et autres music supervisors, que le son ne ressemblera en rien à ce que je fais.

Je me dois d’être fier de ma musique. J’ai dû dire non à des projets vraiment intéressants, car je savais que je ne pourrais pas faire ce que je voulais.

 

* Ce n’est qu’une question de pression ?

Non… Je crois que je ne veux surtout pas participer à un projet qui ne m’intéresse pas, et je pense que c’est normal.

 

« Je souhaite être entendu comme une expérience »

* Dans la biographie envoyée avec ton nouvel album, il est indiqué que tu as travaillé avec une équipe.

Oh, ce n’était pas vraiment un gros team ! Il y a juste mon pote Vid, qui est ingénieur du son et qui est venu avec moi pour enregistrer des ambiances. C’est important pour moi de trouver de nouvelles sonorités, mais ce que j’aime aussi c’est la manipulation du son. Il y a plein de gens qui se soucient de l’origine du son, de la signification. Pour moi, ce qui est important, c’est ce que tu fais du son, comment tu le manipules et le procédé par lequel tu es passé pour obtenir telle sonorité.

 

* Pour cet album, tu as souhaité appliquer un concept ?

Ce qui m’intéresse, c’est d’apprendre et d’apprendre encore tout ce qui concerne la musique, les sons et comment ils peuvent s’ajuster ensemble… C’est ce qui me motive : la découverte quotidienne, c’est intense… Il n’y a pas vraiment de concept pour cet album, c’est uniquement de l’exploration.

 

* Tu souhaites faire écouter quelque chose de nouveau ?

J’essaie juste d’être toujours émotionnellement touché par la musique et la manière dont je la fais. Ce n’est pas intellectuel quand je te dis ça, c’est vraiment une question d’émotions… Je pense que la musique m’affecte de cette façon, c’est viscéral et non cérébral.

 

* Je trouve qu’il faut être plutôt concentré pour t’écouter…

Je suis plutôt content d’entendre ça, les différents niveaux d’écoute sont là car il y a plusieurs couches dans ma musique. C’est aussi le propre de la musique instrumentale, tu dois t’efforcer de la faire évoluer pour qu’elle soit intéressante. Ça peut être juste de la musique de fond pour un café ou un site Internet, par contre si tu mets ma musique en tant qu’ambiance, je pense que ça peut être irritant ! Je veux faire de la musique qui capte l’attention des gens, même s’il n’y a pas de paroles. Je souhaite être entendu comme une expérience.

 

* C’est de la musique à écouter avec un casque ?

Non je ne crois pas. Je pense que c’est juste de la musique pour les gens qui aiment la musique ! qui aiment les rythmes qui changent et les mélodies qui évoluent ; c’est avant tout ce que j’aime. Je pense que ma musique s’adresse à ces gens.

 

* Ce n’est pas intellectualiser le truc tout ça ?!

En fait, je ne crois pas que tout ça ait besoin d’être pensé : c’est juste une inspiration. C’est quelque chose qui te prend aux tripes, pas une chose à laquelle tu réfléchis.

 

* Tu fais de la musique pour de moins en moins de gens en fait ?!

(Sourire.) Je fais de la musique pour moi avant tout ! Et je ne peux pas contrôler le nombre de personnes qui vont l’aimer. Je n’ai pas envie de réfléchir au nombre de personnes que je vais toucher en faisant tel ou tel morceau. Ce que je cherche à faire, c’est satisfaire ma propre curiosité, et j’espère que le résultat peut intéresser des gens.

C’est le but que j’essaie de poursuivre car je pense que d’essayer de faire de la musique pour le plus de gens possible t’annihile vraiment. Penser au fait de rendre ta musique plus accessible, c’est aussi avoir une opinion sur les gens, savoir ce qu’ils vont aimer.

J’ai conscience de ce que j’aime et de ce que je veux entendre, le reste c’est le hasard. Beaucoup de gens pensent être malins en étant cyniques ; je pense que ce sont ceux qui ont une démarche honnête qui sont les plus malins. Si tu as des convictions relatives à ce que tu fais, je pense que ça fonctionnera. Procéder d’une façon naturelle facilite la création, c’est une force… J’espère que tu réfléchis aussi comme ça.

 

* Tu ne penses pas que le fait de réfléchir de cette façon peut te faire rater des opportunités ?

Oui, sur une courte période, tu peux probablement laisser passer des opportunités, mais pas sur le long terme. Tous les gens que je respecte, qui ont une longue carrière, ont eu une démarche sincère ; par contre ceux qui ont surfé sur la vague ont eu un succès éphémère et ils ont disparu. Je sais de quel camp je veux faire partie.

 

* Tu fais encore des remixes ?

Rarement. Je ne suis vraiment pas dans les remixes, j’en ai fait plusieurs à un moment, mais moins maintenant.

 

* Il y a d’ailleurs cette histoire d’un remix inaudible pour Étienne Daho…

Oh oui, OK ! (Rires.) Je me souviens ! Étienne Daho est vraiment cool, il aime la musique et en plus il apprécie ce que je fais, donc il m’a demandé de lui faire un remix. Je lui ai dit OK et je lui ai demandé si je pouvais faire ce que je voulais, il a dit oui. Donc j’ai fait un remix, et quand sa maison de disques l’a eu, ils ont été horrifiés (sourire) et ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas le sortir, en précisant que ça ne ressemblait plus à du Étienne Daho ! Mais lui aurait aimé… En fait, je ne suis pas sûr que ce soit sorti, je ne l’ai même pas ! Il faut que tu me l’envoies, je ne l’ai pas écouté depuis des années ! (Sourire.)

 

* Tu écoutes beaucoup de musique ?

Non, je fais de la musique en permanence et j’écoute ce que je suis en train de faire. Je suis dans la musique que je vais faire, et tout ce que j’ai pu créer avant ne m’aide pas vraiment.

 

* Tu vis dans le futur ?

Recycler est une partie du futur, mais je ne souhaite pas recycler mes propres idées… ni recycler les idées des autres.

 

* Quel est le prochain pays dans lequel tu vas vivre ?

Je n’ai pas de plan, je suis vraiment heureux à Montréal, les hivers sont longs, je peux rester enfermé chez moi et produire.

 

* Donc la prochaine étape, c’est d’apprendre le français !

Oui, mais je sais que les Français se moquent des Québécois ! Donc je vais faire attention en l’apprenant… Parisiens cyniques !