Libres, arrogants
& hors-zone
Zone Libre est un groupe de rock, les instruments sont électriquement amplifiés. Il se compose de Serge Teyssot-Gay, guitariste de Noir Désir, Marc Sens, guitariste qui n’hésite pas à faire collaborer son instrument avec une perceuse et le batteur Cyril Bilbeaud.
Ils se sont associés à Hamé de La Rumeur et à la rappeuse Casey pour sortir un disque atypique, nommé L’angle Mort. Depuis quelques mois, c’est B.James qui assure les concerts, Hamé ayant été happé par d’autres occupations. Rencontre avec des personnalités intenses pour une discussion vive.
Les Contes du Chaos en quelques minutes
* Comment est né ce projet ? Vous aviez connaissance de vos travaux respectifs ?
Serge Teyssot-Gay : On se connaissait avant, oui… Pour faire court, j’ai découvert La Rumeur en 2001, lorsqu’ils ont sorti leur premier album. Je les ai invités à faire des ouvertures de concerts de Noir Désir, et j’ai découvert Casey via La Rumeur, puis ses disques, Ennemi de l’ordre et Tragédie d’une trajectoire. Casey, c’est quelqu’un que l’on écoute depuis un moment, qui nous apporte beaucoup. Quand Hamé et Casey nous ont proposé de faire un projet tous les cinq, on n’a pas hésité.
* Qu’est-ce qui t’a touché dans La Rumeur ?
STG : Leur démarche, je trouvais qu’il y avait des points communs avec la démarche de Noir Désir à certains niveaux, et leurs textes.
* Le hip-hop français, c’est une musique qui te parle ?
STG : Carrément, oui. J’ai écouté IAM quand c’est apparu, NTM j’ai découvert plus tard. De façon plus large, la culture hip-hop est une culture qui nous nourrit depuis les années 90, et ce au quotidien. C’est de la musique avec laquelle on a continué de grandir, on a évolué à son contact. C’est une culture qui nous apporte beaucoup.
* Et toi, Casey, tu écoutes Noir Désir ou du rock en général ?
Casey : Je n’écoutais pas spécialement Noir Désir, mais j’ai toujours écouté du rock. Ce projet me fait plaisir, car lorsque j’étais plus jeune j’écoutais Rage Against The Machine et Suicidal Tendencies ; quand il y a eu l’opportunité de le faire, j’ai foncé.
* Ça n’est pas trop dur de sortir du cadre du hip-hop français ?
Casey : Non, parce que tu ne sors pas d’un cadre. Ce n’est pas un « désaxement » par rapport à ce que l’on fait, c’est une juxtaposition d’univers qui sont déjà aboutis, et tu mutualises des forces. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’avoir changé, ni au niveau des textes ni dans la façon de rapper, au contact d’instruments.
Le but, c’est de rester soi-même, de ne pas se dénaturer, c’est le côté hybride qui rend cette formation intéressante. Chacun amène ce qu’il est, personne n’a essayé d’être ce qu’il n’était pas, de singer un style…
* Ça n’a pas été trop difficile de poser des textes sur des rythmes rock, très différents de ceux du rap ?
Casey : Non, parce que ce sont les intentions qui sont différentes : le rap et le rock, ce n’est pas le même enjeu. Dans ce projet, il n’y a pas besoin d’une précision au scalpel ; avec les machines, la boucle, tu dois être précis, éliminer la répétition. Là, on est cinq, c’est une synergie différente, le but est de s’engrener pour faire péter le truc, c’est autre chose, une autre énergie, et dans la façon d’écrire et de rapper je n’ai pas l’impression d’avoir atterri en terre étrangère.
* Zone Libre, c’est perpétuer une tradition ou une réconciliation de genres musicaux ?
Cyril : C’est surtout une envie de jouer ensemble, on ne s’est pas fixé un plan sur les dix années à venir. Je ne sais pas si c’était dans une logique de perpétuer quoi que ce soit…
Casey : On peut dire que l’on est dans le courant d’un groupe comme Urban Dance Squad…
STG : Urban, ce sont les inventeurs, ils étaient là avant Rage… Rage a d’ailleurs pompé Urban Dance Squad, tout le monde s’en branle, mais c’est la vérité ! On écoutait Urban Dance Squad, c’est un groupe qui nous a beaucoup marqué…
Cyril : Par contre je n’ai pas le sentiment de m’être dit : « On va faire du Rage Against The Machine ou du Urban Dance Squad. » Ce qui est très stimulant dans ce projet, c’est que l’on sent la personnalité de chacun, que ce soit au niveau des voix ou au niveau des instruments.
* Le live s’est imposé ?
STG : C’est une évidence ! Sortir un disque, on le fait parce qu’il faut le faire, mais ce qui est franchement bien, c’est de faire ces putains de concerts ! C’est la vraie finalité ! Il y a un vrai plaisir à jouer ensemble lors des concerts, ça aurait été dommage de passer à côté.
* C’était un enjeu de séduire un nouveau public ?
STG : On ne réfléchit pas comme ça, on ne prémédite pas ce genre de choses. Évidemment, tu as envie que des gens écoutent ta musique et qu’ils trouvent ça bien, forcément.
* Je dis ça par rapport à vos scènes respectives…
STG : Non, on s’en branle de ça, c’est des conneries en fait. Je pense que quand tu fais de la musique qui parle à beaucoup de monde, c’est juste n’importe quoi, car tu as plein de gens là-dedans qui n’ont rien à voir avec toi, qui sont des gros connards, et qui vont peut-être penser que je suis un gros connard aussi, et c’est tant mieux…
On a conscience que l’on fait une musique qui n’est pas grand public, donc qui ne va pas toucher tant de gens que ça, pour des raisons dont je me fous. On fait ce qui nous plaît, ça c’est sûr, car on a une façon de composer tous les trois, à l’instinct ; on part vraiment sur de l’improvisation, et on sait reconnaître les plans qui nous parlent et qui nous disent, et c’est bien de reprendre cette idée-là, qui est sortie par jaillissement, et de la structurer par rapport au verbe et au tempo. Un tempo qui correspond au flow de Casey, ce sont de petites adaptations que l’on fait, et c’est très jouissif de faire ça.
* J’ai vu votre premier concert et j’ai trouvé que vous n’étiez pas très à l’aise avec Hamé sur scène…
Casey : Ça, il faut que tu lui poses la question ; moi j’étais à l’aise : quand j’ai le micro, je suis à l’aise. Quand tu es venu à la Mains d’œuvres, c’était le premier concert, et la scène, c’est quelque chose qui se patine.
À moins que ce soit des concerts qui ont été répétés six mois à l’avance dans des grandes salles américaines, il y a toujours un peu de crispation, c’est une machine qu’il faut mettre en branle, il faut un tour de chauffe. Ça se décante, ça se décrispe, ça prend forme, ça se réchauffe, ça se dilate, c’est aussi ça un set… Tu nous a vus au premier concert, c’était un premier concert…
* Vous avez fait combien de dates ?
STG : Une soixantaine depuis février 2009.
* Il y a eu ce concert qui s’est mal passé, après Rohff…
Casey : Oui, au Printemps de Bourges…
STG : C’est franchement une anecdote ! Le concert était mortel, on s’est éclatés… Que des gens n’aient pas aimé, c’est normal, surtout quand c’est un public qui vient voir du rap qui est assimilé à de la variété. On aurait joué devant le public d’Obispo, ça aurait été la même chose finalement. On n’était pas à notre place, et Casey nous avait prévenus… (Sourire.)
Casey : C’est une erreur de casting, on n’avait rien à foutre là. à la base, ce n’est pas acquis, et d’ailleurs on le souligne : « Un concert s’est mal passé… » Il y a des gens, c’est toute leur carrière qui se passe mal ! (Rire.) Tous les concerts qui se passent mal ! Un concert sur une soixantaine, tu imagines comme c’est de l’ordre de l’anecdote !
* L’audace, en 2009, c’est difficile à vivre ?
Casey : L’audace de… ?
* L’audace de faire un projet différent…
Cyril : Différent de quoi ?
Casey : Je ne sais pas ce que tu veux dire par « audace »… Nous, ce que l’on fait, c’est normal, ce n’est pas audacieux… Tu imagines, ça voudrait dire que l’on y a réfléchi ! Houlala ! ce n’est pas de la provoc estudiantine, on n’est pas en pleine crise d’ado ! On ne fait pas une poussée d’acné, on fait ce que l’on aime ! L’audace, c’est subjectif…
* Il y a Zone Libre d’un côté, qui fait un certain type de musique, avec un certain public, Casey et B.James, vous faites du rap français qui est très codifié ; vous choisissez d’unir vos musiques sans trop savoir comment ça va être perçu…
Cyril : Tu trouves ça audacieux ?
* Euh… oui…
Cyril : Ah ouais ? Nous on trouve ça juste normal !
* Je suis simplement quelqu’un qui écoute de la musique, je trouve votre projet intéressant et j’ai l’impression que peu de gens vont sur scène pour présenter quelque chose de différent…
Cyril : On ne l’a pas fait exprès ! Désolé !
Casey : Dans toutes les musiques, il existe des invitations, des featurings, des side projects, c’est difficile de répondre à cette question…
Cyril : Il y a bien eu Sting / I Muvrini, Passi / Calogero. (Sourire.)
Casey : Il n’y a pas d’audace là-dedans…
* Et par rapport à vos proches, vos milieux respectifs ?
Cyril : Je suis grillé dans ma famille…
STG : Je n’ai plus d’amis !
Casey : Terminé, j’ai été répudiée ! (Sourire.)
* On va dire par rapport à la famille Anfalsh…
Casey : Pfff… Je n’en sais rien, je pense qu’ils s’en foutent ! On ne s’est pas réunis pour savoir ce qu’ils en pensaient, je n’ai pas eu à demander la permission !
Cyril : Ce qui est marrant, c’est que les gens que ce projet touche, ça les touche vraiment, ceux que ça ne touche pas, ils n’en ont rien à secouer…
* Le titre Purger ma peine est censuré dans le disque, il y a un scratch sur « Élysée », comment ça se fait ?
Casey : Oui… (elle fredonne) « de tous les saigner à l’Élysée »… C’est de l’autocensure, il semble qu’il y avait un risque que le CD soit retiré des bacs. Personnellement, je m’en fous, ce n’est pas moi qui produit le disque, on l’aurait laissé c’était pareil, mais je ne suis pas bornée, je n’allais pas mettre le projet en porte-à-faux.
Quand on s’est réunis pour savoir si on le laissait ou non, si je m’étais battue bec et ongles pour que ça reste, ce serait probablement resté, mais c’était mieux comme ça, juste pour que le disque puisse sortir…
* Pourquoi avoir choisi ce nom, L’Angle mort ? C’est le nom du groupe ?
Casey : C’est le nom de l’album ; vu qu’avec tous les blases c’est à rallonge, les gens préfèrent L’Angle mort… L’angle mort, c’est un espace qui échappe à tout contrôle, et c’est un peu la musique que l’on fait chacun de notre côté, sans contraintes, libre, faite de plein de doigts d’honneur et de crachats, sans restrictions… ça résumait un peu ça.
* L’angle mort, c’est un espace de liberté ?
Casey : Voilà, un espace de liberté dans une société où les libertés se réduisent à peau de chagrin…
* La musique, ça reste un espace de liberté ?
STG : Ça dépend où… Dès que tu allumes la radio, non, après c’est très subjectif…
Cyril : C’est de plus en plus difficile de sortir un disque, plus difficile de tourner…
* Vous avez eu des difficultés à trouver des dates ?
Cyril : Sur ce projet, non, mais sur d’autres projets que l’on a respectivement, oui… On a la chance que le projet plaise à beaucoup de programmateurs, donc on a beaucoup de dates. J’ai l’impression aujourd’hui que c’est tout ou rien, soit beaucoup de dates, soit rien…
* C’est un constat mondial ou c’est en France seulement ? C’est économique ?
Cyril : C’est économique, politique, c’est la somme de ce que l’on vit actuellement, il y a moins d’argent dans la culture… On ne va pas entrer dans des débats politiques, mais je pense qu’il y a plusieurs facteurs qui font que si on s’en tient juste aux concerts, les gens ne programment plus pour se faire plaisir, ils programment pour remplir leurs salles, ce que je peux comprendre aussi… mais pour la création, ça laisse moins d’espace.
* C’est angoissant, même pour des gens comme vous, qui avez déjà achevé un certain nombre de projets ?
Cyril : Des gens comme nous, qui avons vécu une autre époque, on a du recul, on voit les choses autrement… Et je pense aussi qu’un jeune groupe ne se rend pas forcément compte de tout ça…
STG : Moi, je crois surtout que quand tu as 18 balais, tu as de l’énergie et tu trouves des solutions. Quand tu as passé 40 balais, que tu es vieux, tu n’as plus les solutions, parce que tu ne peux plus les voir, tu es ailleurs, je crois à ça. Je n’aime pas quand les vieux disent, et je fais partie des vieux, « c’était mieux avant » ou « les jeunes ne savent pas se démerder »…
C’est juste que toi tu ne trouves pas les solutions parce que tu es passé à autre chose ! Par rapport à la société et comment elle évolue, tu n’es plus dans la dynamique que tu avais à 18-20 ans, ce moment où tu es inventif et plein d’énergie.
* Ça vous fait peur tous ces gens réactionnaires autour de vous ?
STG : Non, moi ça me fait juste chier… Je me dis que ce sont des vieux cons, et du coup je me casse, je vais à côté et je continue à faire mon truc, sinon ça n’est pas possible… (Rire.)
* Casey, ton opinion par rapport à tout ça ?
Casey : Tout ça quoi ?!
* L’évolution, le changement, la création, les gens réactionnaires…
Casey : Tout ça, tout ça !
* Par rapport à la créativité par exemple, à un moment où le milieu du rap français est l’un des plus actifs, un milieu où on vend encore des CD…
Casey : Là, tout de suite, je te dirai que je m’en cogne…
Cyril : La créativité, c’est de vendre des CD en fait ?!
* Je ne sais pas… non, c’est avoir des moyens pour faire des choses…
Casey : Moi, je peux te parler de ce qui me concerne, parce que le reste je m’en cogne. C’est une perte de temps et d’énergie. Je vois ce que j’ai envie de faire et comment je vais le faire, et ça me prend beaucoup de temps ; le reste, j’en ai vraiment rien à foutre, que chacun fasse sa vie. La guerre, la faim dans le monde, la misère, pourquoi le manque de créativité en Auvergne, le déficit du PIB en Dordogne…
Là, tu as envie que l’on parle de plein de trucs en même temps, nous on peut juste t’expliquer ce que l’on fait. Ce qui se passe dans l’assiette des autres, je m’en tamponne…
* La créativité, c’est avoir des moyens pour créer, ce n’est pas vendre des CD, mais c’est aussi donner l’opportunité à des gens de faire des choses…
Casey : Ça commence par toi… C’est où tu vas et comment tu veux y aller, tu comprends ce que je veux dire ?
Cyril : Vous, par exemple, vous avez des moyens pour faire votre magazine ?
* Euh, non…
Casey : Ben voilà ! Tu t’es pris la tête avec ton pote, vous vous y êtes mis à deux, tu avais envie, c’est à partir du moment où tu as pris la décision de le faire que le parcours commence. En trois points : la prise de décision, la volonté, l’aboutissement ! Si tu as des couilles, tu passes ces trois étapes ; si tu n’as pas de couilles tu discutes de tout ça au bistrot, et après tu es dans le bus et tu fermes ta gueule comme tout le monde…
C’est vrai que l’on est souvent tous autour d’un café à vouloir changer le monde ; après, c’est savoir qui essaie vraiment, ou non. Et ça commence déjà par ce que tu fais au quotidien…
* Ça vous paraît évident tout ça, et moi ça m’intéresse de transmettre cette idée-là, qu’il ya des gens qui passent outre tout un tas de choses pour faire ce qu’ils ont envie de faire…
Casey : Il existe des manières différentes de faire les choses, mais il y a une manière par personne de les faire. Les mouvances, ça commence déjà par l’envie de faire. Il y a une envie de faire commune, on la connaît, elle pue du cul, on est tous au courant ; après, il y a plein d’autres façons de faire, la vraie créativité, c’est ça, quand ces gens qui ont envie de faire autrement vont jusqu’au bout…
Je pense qu’à l’échelle embryonnaire plein de gens ont envie de faire des choses, et d’autres font ce qu’ils ont en tête, sans se demander si ça va plaire, si ça va vendre ; ça existe encore des gens comme ça, pas beaucoup, mais il y en a encore !
* Je l’admets, et ça existe…
Casey : Oui, ça existe, et il ne faut pas se mentir, c’est dur. Oui, c’est dur…
* Ce n’est pas un discours commun de dire que la réussite c’est dur…
Casey : Qu’est-ce que tu qualifies de « réussite » ? Pour certains, c’est d’avoir quatre voitures de luxe, pour d’autres, ce sera d’avoir du temps pour se gratter les couilles chez eux ! On ne l’entend pas tous de la même manière. Tu as la réussite packaging, l’espèce de forfait sur lequel tout le monde s’entend pour dire : c’est la réussite. Et pour d’autres, c’est de faire ce qu’ils ont envie de faire…
* Ça te ferait chier un jour d’être dans un bus et de fermer ta gueule ?
Casey : Non, c’est une image ! En général, on râle tous, on conspue le prix du pain et la hausse du prix de l’essence, et après on va faire le plein et on va à la boulangerie ! C’est ce que l’on fait tous !
Une conversation parue dans le Maelström papier #04