Check the Technics
C’était le 22 janvier 2006, Alain et Matthieu revenaient de l’exposition William Klein qui se tenait à Beaubourg. Alain est plus connu sous le pseudonyme de A-Trak, virtuose des platines, producteurs et entertainer de haut niveau à travers le monde.
Un personnage étonnant, Québécois, et amoureux de musique qui a commencé jeune et qui twitte plus vite que son ombre, quand il ne fait pas de DJ set avec notre DJ Mehdi national.
Le commencement
«J’ai commencé le dee-jaying à l’âge de 13 ans, au début c’était des essais de scratches. Ça faisait un an que j’écoutais du hip-hop. Avant j’écoutais des classiques rock comme les Pink Floyd. C’est avec des albums comme Check Your Head des Beastie Boys que je suis passé du rock au rap, puis j’ai commencé à écouter Pharcyde, A Tribe Called Quest… le golden age du hip-hop : 1994.
Je pense que si j’ai commencé à scratcher, c’est parce que mon frère [Dave One de Chromeo, producteur de Obscure Disorder, ICI d’ailleurs_ndlr], qui jouait dans un groupe, avait un ami qui faisait un peu de scratch. Il passait de temps en temps à la maison, et c’est peut-être une des premières fois où j’en ai entendu. Évidemment, je n’avais pas d’équipement, mais mon père avait une platine et j’avais trouvé une technique avec un bouton de l’ampli qui coupait le son !
Mon frère avait 17 ans et sortait en boîte de nuit, et quand il voyait des DJs faire un scratch un soir, il me le ‘chantait’ le lendemain au réveil. Et moi, j’essayais de trouver un moyen de le reproduire, c’était ma source d’inspiration ! J’avais aussi une cassette de DJ Jazzy Jeff & The Fresh Prince, dans laquelle il y avait une routine live lors d’un show. J’écoutais et j’essayais de recréer, je n’avais jamais vraiment vu de gens pratiquer…»
Le pseudonyme
«Mon frère faisait du graffiti, et je me cherchais un nom, alors que je savais que je ne taggerais jamais que sur des feuilles dans ma chambre. Le A, c’est de mon prénom, Alain, et quand j’ai commencé le scratch, je me suis décidé pour A-Trak. C’était le bon nom au bon moment, et ça ne veut tellement rien dire qu’il n’y en aura jamais d’autres !
Je me rappelle que, quand j’étais plus jeune, il y avait deux Kid Koala en Australie et un Craze en Floride, qui jouait du breakbeat, un de ces genres de style électronique que je ne comprends pas ! Il y a le tribal-tech-house ou l’ambient-acid-house, mais le style breakbeat, je n’ai jamais compris ce que c’était !»
Le premier flare
«Le magazine Rap Pages a sorti un numéro spécial DJ avec des interviews des Invisibl Skratch Piklz et de tout le monde. C’était début 96, les DJs inventaient sans cesse des nouvelles techniques, c’était juste avant la grosse explosion du scratch. J’avais acheté, en vinyle, la compilation de Return Of The DJ, avec des morceaux de Babu, et je jouais le disque au ralenti pour essayer de comprendre comment on faisait un scratch.
Le flare (une technique de scratch, ndlr) venait de faire son apparition, ils en parlaient dans le Rap Pages, et je me souviens du déclic au moment où j’ai compris ce que c’était, grâce à un morceau de Babu. J’ai mis un ou deux mois avant de réussir à le faire. Je voyais juste la combinaison de mouvement qu’il fallait effectuer pour avoir ce son. Ensuite j’ai rencontré un DJ de Montréal, qui s’appelle Didier, puis Kid Koala. Ils me montraient des vidéos, et c’est comme ça que j’ai appris.
Tu regardais les compétitions et tu essayais de comprendre les techniques. Kid Koala, lui, m’a montré des petits trucs, qui paraissent tellement simples aujourd’hui ! Par exemple, c’était difficile de trouver de bonnes feutrines, Koala était un gars très débrouillard et il achetait du feutre dans des magasins de textile ; il le découpait lui-même, et il m’en avait donné une paire, c’était un énorme cadeau à l’époque !
C’est comme pour transporter tes cellules. Aujourd’hui, il y a des boîtes qui existent, mais à l’époque, il n’y avait rien. Koala bricolait ses boites, il prenait des récipients où tu mets tes restes de nourritures, et il collait ses cellules avec des essuie-tout pour ne pas abîmer les diamants. Pour ce qui est de la pratique, je cherchais des techniques dans le sous-sol de chez moi, et je les montrais à mon frère et il me disait ce qui sonnait bien ou non. Mon frère était mon repère objectif, moi j’étais plongé dans mes 3-4 heures quotidiennes d’entraînement…»
Q-Bert & les autres
«Un jour, je me suis inscrit au DMC de Montréal, il fallait juste donner une cassette pour y participer. En y allant, je savais que je serais bien placé. J’étais jeune et j’apprenais tout en même temps. C’était facile d’apprendre les nouvelles tendances, les DJs plus âgés n’avaient pas autant de facilité. J’ai gagné le DMC de Montréal, ensuite je me suis entraîné pour le DMC canadien, et à ce moment-là, j’ai rencontré Q-Bert, qui venait faire un show en ville.
C’était mon idole, et le tourneur nous a booké ensemble. On a joué et le lendemain on a tourné dans un documentaire qui s’appelle Hang The DJ. On est resté en contact par email. Q-Bert venait de sortir des vidéos qui s’appelaient Turntable Tv, il y faisait des routines avec les Scratch Piklz, ils faisaient les cons et se déguisaient. C’est devenu des objets cultes, tout le monde regardait ça, tout le monde faisait les mêmes jokes.
Un jour, le manager de Q-Bert m’a envoyé un email en me disant qu’il voulait que je sois dans le prochain Turntable Tv, ç’a été un moment déterminant pour moi. Je ne comprenais pas ce que je pouvais leur apporter, je pensais que dans chaque ville il y avait quelqu’un comme moi. Je regardais des vidéos, j’écoutais des disques et j’essayais de reproduire ce que j’entendais…
Q-Bert était juge au DMC canadien, et j’ai gagné. Il m’a demandé de participer aux projets des Skratch Piklz c’est à ce moment là que les gens ont commencé à entendre parler de moi. Quand je suis arrivé à la finale DMC, tout le monde attendait le nouveau Scratch Piklz. A l’époque, le DMC avait beaucoup plus d’impact que maintenant, car il n’y avait que cette compétition.»
Invisibl Skratch Piklz
«A l’époque, le groupe comptait Q-Bert, Short Kut, Mixmaster Mike, Flare, D-Style… On a commencé à travailler ensemble, j’étais membre au même titre qu’un autre, je suis allé faire des cassettes avec eux. L’été 96, j’ai passé une semaine à San Francisco, et on a enregistré ensemble là-bas. Tout le monde m’a accueilli à bras ouvert. Quand j’ai fait mon DVD, je me rappelle que Short Cut et D-Style m’ont accueilli comme le nouveau du crew et j’ai fait directement une cassette avec D-Style et deux cassettes avec Q-Bert.
Après un an, ça n’était pas facile de continuer à bosser ensemble, car j’habitais à 5000 kilomètres des autres ! Je ne les voyais pas très souvent, je commençais à faire plein de compétitions, eux avaient plus ou moins arrêté cette phase. Ensuite j’ai rencontré Craze, et j’ai intégré The Allies.»
Obscure Disorder
«J’ai commencé à travailler avec Obscure Disorder en 96. On allait à la même école, et mon frère produisait leur son. Ils ont fait leur première démo en studio, et j’ai fait les scratches. Il y avait des scratches sur tous les morceaux. En 97, on a fait une maquette pour sortir un maxi et on n’avait pas forcément un label qui nous correspondait. C’était l’époque du hip-hop indépendant avec Rawkus, Company Flow et Fat Beats qui était le cœur de tout ça.
On a réussi à sortir le maxi chez Fat Beats, via notre label AudioResearch. Je voyageais souvent, et je rencontrais les promoteurs. Donc je m’organisais avec eux et je revenais faire des shows avec Obscure Disorder, maintenant que je travaille avec Kanye, je vois que tout ça était une bonne formation !
Tout ce que j’apprenais était vraiment un effort. Dans la scène des compétitions, peu de DJs travaillaient avec des groupes, et je souhaitais vraiment développer des scratches sur des morceaux. La référence c’était DJ Premier, avec des techniques simples qui matchaient tellement parfaitement que personne ne peut les recréer, et les faire sonner comme lui.»
le mix & la sélection
«Depuis cinq ans, je ne fais plus de compétitions. J’ai commencé à me concentrer de plus en plus sur des sets qui allaient plus loin que des routines. En 97, je faisais des shows de vingt minutes, et depuis quelques années, les promoteurs veulent des shows d’une heure. J’ai donc commencé à me pencher sur le mix et la sélection. J’ai appris à faire des shows qui plaisaient à plus de monde, au point que Kanye West m’a engagé.
Je me concentre sur des mix avec des morceaux pas uniquement rap, mais aussi electro et funk. En 99, quand j’écoutais les Hot Boyz avec mes amis et que Lil’Wayne avait 13 ans et qu’il n’avait pas mué, on trouvait ça cool, mais quand je faisais un show, il fallait jouer Gangsta. Si je mixe un morceau de rap de 120 bpm, avec un vieux titre electro, puis de la booty-bass et du Daft Punk, tout est relié au hip-hop d’une façon ou d’une autre, au moins par le mix.
Il faut juste qu’il y ait une cohérence, je ne veux pas faire de l’éclectisme pur. C’est ça que le iPod a amené à la culture de la musique : d’un coup tout le monde avait un catalogue de deux cents chansons qui vont des 80’s au rock, et dans chaque style il y a deux trois morceaux phares et tout le monde écoute les mêmes !»
innovations & technologies
«Peanut Butter Wolf passait des reprises cheap de Michael Jackson dans ses mix, ça se rapproche de ce qui ce fait maintenant. Un peu comme Kid Koala qui a commencé à mixer des disques de polka avec des beats. J’ai du regain d’intérêt pour les sets avec les mash-ups, c’est arrivé à un moment où il ne suffisait plus de surprendre les gens avec la sélection elle-même, il fallait un set innovant. En plus aujourd’hui, la technologie a progressé.
Tout le monde utilise Serato et Final Scratch. Tu utilises des vinyles spéciaux qui sont reliés à ton ordinateur, tu peux contrôler une chanson qui est dans ta collection de mp3, et tu peux la scratcher. La musique à laquelle tu as accès pour tes sets est multipliée par 10 000. Tu peux aussi jouer ton propre beat, fait le matin, et scratcher dessus le soir. Tout le monde s’est retrouvé avec une grosse sélection, donc les DJs ont été forcés à faire des sets plus créatifs. Tu ne peux plus te démarquer avec des morceaux rares car tout le monde les a !»