79 minutes de Prodigy sur des beats d’Alchemist

79 minutes de Prodigy [sur des beats d’Alchemist]


320Flac

de légende vivante à légende tout court

 

Albert Chaka Johnson engendre avec son comparse Kejuan Muchita le groupe Mobb Deep au début des années 90. Âgés de moins de 20 ans ces jouteurs incarnent le cauchemar de l’Amérique : jeunes, noirs et qui n’en ont rien à foutre.

Leurs raps rudes et glacés donnent dans le tragique et le catastrophisme. Violence, drugs, guns, gats, dunn, fellas indiquent leurs parcours et leurs mesures. Ils deviennent le porte-voix d’une nouvelle génération de causeurs. Reporters embedded au cœur de la New New York de Rudolf Giuliani, le maire Karcher. Tolérance zéro.

 

« America’s Nightmare. Young, black, and didn’t give a fuck »

Avec son couplet sur Shook ones (Part II) Lil Pee sort du lot, maillot Hennesy rouge et blanc pour la persistance rétinienne. Le destin de Mobb Deep est scellé, gravé dans le bitume, incarcéré dans la pop culture. Prodigy a 19 ans et loin de se douter qu’il a déjà consumé la moitié de sa vie. Le storytelling du communiqué de presse fonctionne, le rap sale et vicieux du duo inonde le monde.

Dans la réalité Albert Johnson fait de la musique. Il négocie des contrats avec des maisons de disques, prend des avances, écrit des couplets à vendre. Bien sous tous rapports, éduqué, issu d’une famille artistique, il a un pied dans la musique dès son plus jeune âge, l’autre rêve de fouler les allées de QB. Le jeune aime s’encanailler quand il n’est pas dans le basement de chez sa grand-mère qui lui a offert un home-studio. Une enfance privilégiée qui alimentera de nombreux beefs.

 

« (Havoc) a la street cred’, Prodigy tout à prouver. »

 

« My partner in rap »

Albert rencontre Kejuan au lycée, ils passeront du temps sur les bancs au pied des tours de Queensbridge. Havoc, un pur produit des immeubles en briques, taciturne, discret, est souvent enfouraillé. Il a la street cred, Prodigy tout à prouver. Ce dernier sera adoubé par Nas, en l’absence de Cormega, grand perdant du rap game et pour quelques années à l’ombre. Nasir Jones fait et défait les carrières, garde ses ennemis près de lui. Havoc et Prodigy rappent, et prennent ça au sérieux.

 

Le combat continu

Albert Johnson est malade, la drépanocytose, diagnostiquée peu après sa naissance. Une leucémie douloureuse qui en fait un humain frêle, amer et peu physique. Rapper sera sa catharsis, l’expression de sa violence et de la douleur qui l’habite. Un moyen de vivre avec ce cancer qui le ronge, et qui statistiquement vous stoppe net dans votre élan, avant 40 ans.

Les morceaux s’enchaînent. Prodigy prend le dessus en termes de rap et de flot, tandis qu’Havoc se concentre sur le produit brut : la musique, tout en continuant de poser. Prodigy aime les refrains, les ritournelles, les interludes parlées. Havoc tord et distord des notes de musique en tringlant sa MPC. L’alchimie fonctionne, le précipité est sombre.

 

Alan 90210

En 1998 le duo travaille sur Murda Muzik leur quatrième album. Ils rencontrent un jeune producteur, tout droit venu de Los Angeles élevé dans le giron Soul Assassins, disciple de DJ Muggs.

Alan Maman. The Alchemist. Blanc, juif, élevé à Berverly Hills. Cheveux rap, attitude et confiance puante de bon aloi. Il joue le Je depuis sa chambre d’étudiant à NYU, équipé ASR-10 et weed dans le frigo. Son talent s’impose, ses beats parlent, Mobb Deep l’adopte, ainsi que la communauté Queensbridge. Sa musique mélodique, oppressante et percutante s’adapte aux flots inégaux de toute la bande. Avec discrétion il gagne ses galons.

Prodigy confiera avec ironie avoir reconnu en ce jouvenceau un feds, un agent undercover probablement membre de la hip-hop task force, fantaisie paranoïaque sur laquelle il spécule. Jusqu’au moment où le sampleur parla. Le lien particulier entre Alan et Albert se noue.

 

« Pee s’encanaille toujours plus, Alan est de toutes les virées. »

 

« Pee’s a cappelas is like gold if you make beats! »

Si Havoc a le talent de l’autodidacte doué qui triture l’échantillon avec brio, dont celui de Shook ones (Part II) qui restera mystérieux pendant une dizaine d’années. Pee & Al sont des bosseurs. Stakhanovistes laborieux à la discipline rigide pour contrainte quotidienne.

Prodigy est graphomane, Alchemist musicomane. Ce dernier écoute les disques entièrement pour y dénicher des samples à combiner, après s’être longtemps contenté de faire comme tout le monde à savoir coller des bouts de refrains entre un rythme et une voix dans Pro Tools.

Loyauté et respect, ALC fait de rares faux pas, s’adapte et respecte les codes et ostentations du ghetto afro-américain. L’illégitime Prodigy s’enfermera dans son personnage torturé, calqué sur son idole Ellsworth Bumpy Johnson, l’un des emblèmes de l’Harlem Renaissance.

Prodigy et Alchemist soit yin & yang au propre comme au figuré. Le cliché du symbole, la force du logo, la complémentarité. Les titres s’enchaînent, l’œuvre commence.

Ils multiplient les projets, pendant que Sir Havoc se repose sur ses lauriers, néglige l’écriture et stagne face à ses pads, tout en restant efficace quand il s’agit de sortir un hit de son chapeau.

 

« I’m not equiped for this! »

Alchemist et Prodigy c’est de la musique, strictly business, pas d’affect, peu d’ego, pour donner le meilleur de soi-même et en tirer les bénéfices. Samples alambiqués, grillés, flippés avec maestria sur des a cappellas toujours plus ciselés de Pee. Le succès d’estime est au rendez-vous. Ils font oublier leurs souches. Leur probité, sérieux et déférence feront que Mobb Deep ne sera jamais en-tâché par leur collaboration.

Pee s’encanaille toujours plus, Alan est de toutes les virées, en homme lige discret qui saura faire fructifier son réseau. Il sera même présent quand Prodigy est arrêté une dernière fois avant la cabane.

 

« Truck Turner, Shaft, Black Caesar, Trouble Man, Black Belt Jones et le pimp Sweetback sont ressuscités. »

 

MAC-10 en main

Le disque Return of the Mac sort en mars 2007 et assoit leur association fructueuse. Une bande originale de New York saupoudrée de soul, qui reboot les flicks blaxploitation. Une grosse pomme désuète qui souffle du rap fantasmé au fond d’une salle de ciné projetant Superfly. Truck Turner, Shaft, Black Caesar, Trouble Man, Black Belt Jones et le pimp Sweetback sont ressuscités. Alchemist produit chaque morceau.

8 octobre 2007 – case prison. The mac goes to jail. Albert au vert, il noircit des bottins. Il se refait une santé à coup de régime strict, gagne des points de street cred, fait le bilan et prépare sa sortie.

Il confiera que Alchemist est venu le voir plusieurs fois, faisant de nombreuse heures de route pour atteindre le parloir. Havoc le taiseux sensible ne daignera pas aller voir son partenaire en cage. Quand Prodigy verbalisera son ressentiment, Havoc se répandra sur Twitter.

7 mars 2011 – back in business. Fitté et libre, Prodigy repart sur les chapeaux de roues et sort en collaboration avec le magazine Complex, The Ellsworth Bumpy Johnson EP [download]. Il enchaîne avec H.N.I.C 3 et The Bumpy Johnson album. Alchemist y produit quelques titres. Fin 2012, ils bossent sur un nouvel album, entièrement réalisé par Alchemist, ce sera Albert Einstein. Terminé le 7 avril 2013, disponible le 11 juin.

Le disque est dense et pessimiste, fabriqué à l’ancienne à coup d’échantillons chinés, compressé pour faire péter les autoradios. Prodigy partage, et invite des rappeurs de qualité : Roc Marciano du gouffre, papi Raekwon, Odd Future Domo G et le gros Action Bronson.

Pee vomit sur les mauvais MC’s, les rappeurs baltringues, il épluche son dictionnaire de sobriquets pour mieux les nommer. Four commercial, succès d’estime.

Prodigy s’émancipe, diversifie ses activités et prend du recul pour éviter de tourner en boucle. Il sort Hegelian Dialectic début 2017, on le découvre apaisé, qui en a fini de découdre avec ses camarades de jeux. Spiritualité, complot, mysticisme, il change de registre, et étonnamment il obtient une reconnaissance nouvelle bien que le projet reste confidentiel. Ce sera son baroud d’honneur inattendu.

 

« C’est Bumpy Johnson et Dutch Schultz pour la forme, Al & Al (…) pour le fond. »

 

Claque de fin

20 juin 2017 – Albert Johnson tire sa révérence à la (mauvaise) surprise générale. De Prodigy on retiendra Mobb Deep, et surtout sa collaboration avec Alchemist. Un duo en noir et blanc qui a conté l’Amérique à coup de beats and rhymes.

C’est Bumpy Johnson et Dutch Schultz pour la forme, Al & Al associés pour le fond. Une combinaison singulière et télépathique pour une bromance synergique et morbide.

 

SébastienCharlotFrédéricHanak