Lucas Beaufort, l’interview positive #2017 • 1/2

LUCAS BEAUFORT vu par Kade Colen

LUCAS BEAUFORT vu par Kade Colen

Sur le qui-vive vivra

 

Lucas Beaufort dessine, et vient de sortir une longue vidéo dans laquelle il fait un tour quasi-exhaustif de la sphère skate et son expérience avec le papier, les magazines papiers et le média en général. Avec ses nombreuses casquettes et couvre-chefs, le personnage est haut en couleurs, loquace et son discours beaucoup moins alambiqués que ses illustrations.

Première partie d’une longue conversation tenue tôt le matin, avant que Lucas ne s’envole, avec sa femme, vers un nouveau projet.

 

Tu a commence ta vie professionnelle en t’occupant de la publicité pour le magazine Désillusion, qui n’était pas adoubé par le milieu du skate. Tu peux revenir sur cette période ?

Je connais le gars qui a créé le magazine depuis le lycée. Il faisait du BMX, toujours à fond pour faire et créer des trucs. Il avait une marque de vêtements, et il faisait Désillusion, un fanzine. On avait 17/18 ans, je faisais du skate, il me donnait des vêtements de sa marque, on était potes.

Quand j’ai fini mes études il m’a proposé un boulot : gérer la publicité pour Désillusion. On a bossé huit ans ensemble, une histoire longue, une formation à la dure, un peu militaire. Mais ça permet de progresser… et le magazine a commencé tellement bas, avec une playmate à l’intérieur, qu’il fallait se remettre tout le temps en question pour avancer.

Ça a été rigoureux, et c’est comme ça que je suis dans mon travail artistique aujourd’hui. Ce que je fais, je peux toujours l’améliorer et je ne suis jamais satisfait.

 

En quoi c’était dur ?

Lui s’occupait de développer le magazine, il était en connexion avec les rédacteurs et les photographes. Moi, je m’occupais de la pub, j’étais en première ligne, je me prenais des gros savons quand on ne sortait pas à l’heure, ou quand on écrivait des trucs qui touchaient certaines personnes. C’est moi qui discutais avec les marques pour temporiser.

Je ne voulais parler que de skate et il était plus dans un concept crossover. Il avait un tempérament et un caractère fort, et même si je considère que moi aussi, il avait le dernier mot car c’était son magazine.

Il n’avait pas peur de te remettre à ta place, je dis ça dans un sens positif. Il n’était pas là pour te faire de cadeaux, il était militaire le mec. C’était un forçat du travail, on ne peut pas lui enlever. En même temps, il m’a appris à être dur, et ce qu’il m’a appris, je l’ai façonné. C’est important d’être dur, mais il faut aussi être juste.

 

« Tu te prends des claques quand
les gens te disent que ton magazine
c’est de la merde. »

 

Ça t’a apporté quoi cette formation ?

La formation Désillusion elle m’a endurcie, surtout par rapport à la critique. Tu te prends des claques quand les gens te disent que ton magazine c’est de la merde.

Par exemple, j’ai croisé Morgan Bouvant [qui gérait le marketing des marques de chaussures Etnies/Emerica – ndlr] pendant des années pour lui vendre de la pub, il n’a jamais voulu en prendre. Aujourd’hui on se connaît et on en rigole ! Il m’a avoué que lorsqu’ils recevaient Désillusion « On prenait trois jours pour le décortiquer, pour nous c’était un moment de rigolade de fou, c’était grotesque ! » Toi, tu fais tout pour que ça marche et t’apprends plus tard que les mecs se foutaient de ta gueule. Putain le pont !

Les marques ne voulaient pas me parler, on me passait le stagiaire et il ne savait pas quoi me dire parce que ça n’était pas son job. Au début du mag, je vendais de la pub au traiteur grec du coin, ou le vidéo-club. Les gens rigolaient en voyant ça. Je voulais bien avoir Quicksilver ou Volcom, mais ils en avaient rien à foutre. Par contre, quand ils nous rencontraient, c’était différent, ça avançait.

Beaucoup de magazines se foutaient de nous. Puis ça a râlé quand on leur a pris des annonceurs. Ensuite, on apprenait que dans les salons ils nous cassaient, plutôt que de vendre leur magazine « Désillusion c’est de la merde », « Ils pipotent les chiffres », « Leur père est imprimeur », tout ça est faux !

Les chiffres, c’est les chiffres ! (Sourire.) Tout le monde triche un peu sur les chiffres, c’était de bonne guerre. Par contre je le dis haut et fort, il n’y avait pas de père imprimeur et franchement on aurait kiffé d’en avoir un !

 

Dans la presse, à part le patron, c’est difficile d’avoir les chiffres…

Je ne connaissais pas les chiffres, on me disait que c’était tant. La seule personne qui les a, c’est celui qui a la main sur le chéquier. Nous, on se dépassait pour sortir un bel objet. On a mis du temps, ça n’a pas été du jour au lendemain, mais à un moment le résultat était là.

On a commencé sans contact, sans thune. Personne ne voulait nous parler. Et à force de travail, un beau jour, tu es payé par Nike pour aller aux États-Unis pour passer quatre jours avec [Éric] Koston, chez lui, à parler avec sa femme et ses enfants, pour faire une vidéo. C’est la preuve qu’à force de vouloir faire mieux, on peut toucher le Graal. Je suis passé de zéro pub à toutes les pubs. Sauf Sole Tech [Etnies, Emerica, éS – ndlr], il me semble.

Quand je n’arrivais pas à prendre du budget en Europe, j’allais taper les Ricains, et on leur vendait du rêve. On leur disait qu’on était distribué dans tous les skate-shops. Et quand on te demande des précisions, tu réponds « Dans les vrais ! » Tu t’accroches aux branches à des moments, mais tu es obligé. Je crois que dans la vie, il faut vendre du rêve. Si tu ne vends pas de rêve, tu ne fais rêver personne et personne ne veut bosser avec toi.

 

 

« Si tu ne vends pas de rêve,
tu ne fais rêver personne
et personne ne veut bosser avec toi. »

 

Aujourd’hui tu vends du rêve ?

Je suis obligé d’en vendre.

 

Tu le vends cher ?

Je ne sais pas si je le vends cher… Mais je pense que c’est hyper important. Je crois que c’est important de rêver. Je croise trop de gens négatifs qui disent « je ne peux pas le faire », « j’ai pas d’argent pour le faire », « c’est impossible de le faire ».

Bah moi, si je te disais les rêves que j’ai, tu hallucinerais. Tu te dirais que le mec a un problème, qu’il est mégalo… Je ne suis pas du tout mégalo – un peu quand même… – non, pas du tout ! J’ai des objectifs et je vais y arriver car je sais que c’est possible.

Permets-moi de sortir cet exemple : avoir 14 ans dans un petit village, Valbonne, V.A.L.B.O.N.N.E, dans le Sud-Est, où il y avait quelques skateurs et une super place avec sept bancs en marbre. J’ai encore cette image de moi avec une planche Daewon Song, je badais [j’appréciais beaucoup – ndlr] Daewon Song à l’époque. Vingt ans plus tard je lui dessine une planche pour la marque Almost, et ben… il y a une fierté derrière ça, c’est encore une preuve que c’est possible.

 

Lucas Beaufort X ALMOST skateboards

Lucas Beaufort X ALMOST skateboards

 

Tu arrêtes de bosser pour Désillusion, et tu bascules vers une activité artistique, comment se passe cette transition ?

C’est clair que j’en ai surpris plus d’un ! Je ne t’apprends rien mais dans la vie les gens te mettent dans une case. Tu es le gars de la pub, tu ne peux pas être le gars du dessin. Les gens ne vont pas du tout comprendre, on va dire « Il s’est perdu, faut lui donner une lanterne et lui indiquer le chemin. »

Quand j’ai commencé à dessiner, c’était un pur hasard : noël 2006, je ne savais pas quoi offrir à mon frère, je fais un dessin et je lui offre. Quand je le revois je le trouve horrible, mais j’ai fait ce qu’il y avait à faire. Ma famille, qui était plutôt encourageante, m’a dit « C’est cool, tu devrais pousser le truc », et on m’a demandé une toile. « Vous voulez une toile que vous allez mettre dans votre salon ?! » C’est ce qui m’a donné envie de continuer.

Du coup Désillusion a vu que je dessinais, ils ont été surpris, et j’ai eu une page d’illustration dans chaque numéro. C’est vrai que c’est bizarre de commencer à 26 ans, mais je crois que c’était latent. Je faisais beaucoup de cauchemars, et quand j’ai commencé à dessiner ça s’est calmé. Des terribles, terrifiques, on me découpait en rondelles… Ma femme peut en parler, je faisais des bonds la nuit. Le dessin a permis d’extérioriser tout ça, et j’en fais beaucoup moins.

 

Pour revenir au dessin, tu pourrais définir ton style ?

Dernièrement j’ai fait l’habillage d’une bouteille de Suze, c’est un truc nouveau pour moi. Ça sort maintenant, mais je l’ai fait il y a un an, avec un certain style. Quand on a présenté la bouteille, dans une boutique [à Paris – ndlr], j’ai dessiné sur les vitrines, et les gens ne reconnaissaient pas le style. Ça a été vu bizarrement, mais je dois être fidèle à ce que je fais, l’art évolue et j’évolue tous les jours.

J’aurais du mal à définir mon style, la seule chose que je sais c’est ce que je veux véhiculer : l’échange, l’amour des autres, on est là pour partager un moment, un chocolat, un café, c’est tellement important pour moi.

 

« Quand je vois la photo du travail
de Georges Rousse (…), ça te réveille,
et ça motive pour aller encore plus loin. »

 

Tu dirais que tes personnages ajoutés sur les couvertures de magazines de skate va dans ce sens ?

J’ai fait environ 800 couvertures, je voulais arrêter car des gens disaient que je ne savais pas faire autre chose (sourire). Ça m’a touché, et un mois plus tard j’en refais une, je la poste, et j’écris « À bas les médisants, si j’ai envie de le faire, je le ferai. »

Quand les gens disent « Lucas customise des covers » je trouve ça nul ! Ça va plus loin que ça. Il y a des gens impliqués dans la fabrication de cette image, un photographe, un skateur, mais aussi des marques, les magazines qui la font paraître. Et moi, on ne m’a pas invité ce jours-là mais je me suis mis dedans.

Mon personnage aurait pu être un passant, il a regardé l’action. C’est une façon de dire « j’aurais aimé être présent. » On peut le transposer différemment, dire qu’on accepte l’étranger aussi.

 

Lucas Beaufort - SOLO magazine 'recover'

Lucas Beaufort – SOLO magazine ‘recover’

 

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