Mr. Ash / Digger’s Digest, la conversation

Digger's digest

Ceux qui creusent

 

« Je m’appelle Julien, j’ai 35 ans et je viens d’Orléans. Ça va faire huit ans que je vends des disques et depuis cinq ans j’ai un site internet, Digger’s digest, où je vends des disques de différents styles à des gens plus ou moins connus, des collectionneurs, producteurs, des amateurs de zik, et seulement du vinyles. »

 

* Quelles ont été tes premiers souvenirs liés à la musique ?

Je suis le dernier de trois enfants, j’ai eu Bowie et Hendrix très jeune dans les oreilles. Ensuite, je me suis fait ma propre culture avec le hip-hop : Yo MTV rap, Olivier Cachin, et vers 15/16 ans, j’ai écouté l’émission de Bernard Lenoir et du rock indé. Mes premiers disques, je les ai achetés en vinyles. Quand on est petit, on achète des petits disques, des 45 tours, le premier ça devait être Dirty Diana de Michael Jackson.

Je me suis remis à acheter des vinyles quand j’ai écouté du hip-hop. Tout une bande de potes, dont Denis [DJ Need de Birdy Nam Nam – ndlr], s’était mise à mixer, à partir de là, on a commencé à vouloir connaître l’origine des samples, et j’ai cherché des disques de jazz. J’écoutais beaucoup A Tribe Called Quest, le premier album, et ils avaient samplé un morceau de Booker T.

Je ne savais pas ce qu’était le sample à ce moment-là, et un jour, je comprends que les mecs sont allés chercher quatre mesures d’une chanson et qu’ils en ont fait un autre morceau, et ça défonce. J’ai eu envie d’écouter ces morceaux originaux. Parfois ce qu’il y a derrière n’est pas bon, et d’autres fois, c’est cent fois mieux !

Ça a permis de mettre de la lumière sur de la musique oubliée, et c’est génial. Je me suis mis à chercher des loops pour moi, et j’ai sorti un projet, avec Denis, qui s’appelle Le Drum Beat. Un vinyle en autoproduction, distribué par Musicast.

Ça a fait son petit bonhomme de chemin, sans trop de promo. FIP a playlisté Mary wanna laugh et on a eu une petite interview sur France Inter. Le plus drôle avec ce projet, c’est que les disques viennent d’un pote collectionneur, un peu plus jeune, dont la mère était hôtesse de l’air. Il prenait souvent l’avion et il allait acheter des disques. Il en avait ramené pas mal d’Inde, il allait les jeter, j’ai tout récupéré, les samples du Drum Beat viennent de là.

 

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* Tu as révisé ton point de vue sur le rap quand tu as commencé à découvrir les samples ?

Oui et non. Par exemple, Madlib, le mec est bon, et parfois il n’a ajouté qu’un kick, le salopard ! Il n’a rien fait, en même temps, c’est le premier qui l’a fait. C’est comme en art contemporain, c’est le premier qui fait ! Je n’ai pas d’avis tranché, parfois c’est vraiment trop facile, et l’intérêt, c’est quand même de détourner la boucle. Quand j’entends des grands artistes comme Kanye ou Jaÿ-Z qui reprennent une boucle de Otis Redding, c’est assumé, mais ils ne font rien.

D’ailleurs, c’est un pote qui a vendu la bande originale du film I comme Icare à Alchemist, il a fait un morceau pour Raekwon avec. J’étais déçu en écoutant, il n’a rien fait, mais la boucle n’était pas évidente à chopper. Avec la MPC, les mecs arrivent à faire rentrer les boucles dans les grilles, ils allongent les notes, mais si tu fais tourner la boucle telle quelle, ça ne fonctionnera pas. Il faut du talent, ça n’est pas seulement de la technique.

 

* Quel est le sample qui n’aurait pas dû être utilisé ?

En terme de mauvais goût, il y en a quand même pas mal, surtout en rap français, ça se débrouille bien ! Il y a Diam’s qui a repris l’air de Dario Moreno, nin-nin-nin [il chante.], d’ailleurs ils se sont fait attraper par les ayant-droits. C’est juste infâme ! Sinon, il y a ce mec de Mafia Trece, qui n’était pas mauvais, Yannick, qui a samplé Claude François, il s’est vendu, et ça a cartonné.

 

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* Et celui qui t’a fait le plus plaisir ?

C’est surtout la manière de tourner la boucle qui est intéressante. Un jour, j’ai trouvé une boucle utilisée par Pete Rock, et je me dis : « Il ne s’est pas fait chier ! » Mais quand tu essais de la faire tourner toi-même, c’est impossible ! Tu te rends comptes que c’est du bidouillage, et que c’est impossible alors que c’est une boucle très simple. C’est un savoir faire. C’est quand même des instants magiques quand ça fonctionne.

En réécoutant du rap aujourd’hui, il n’y a quand même pas beaucoup de morceaux qui restent. Un DJ Premier a toujours une production flamboyante, il disait : « Quand je cherche un kick, je peux mettre six mois avant de trouver le bon. », alors que Madlib fait un beat en une demi-heure, ce sont deux écoles ! J’aime bien Premier, quand il s’amuse à triturer la boucle, jusqu’à ne plus la reconnaître.

La loop, c’est la boucle qui sera reprise telle quelle, et il y a le chop, c’est à dire découper un sample et rejouer une mélodie avec. C’est un procédé qui est arrivé avec la MPC, qui permettait de faire ça facilement. Et il faut pas oublier que les trucs qui sortent de la MPC sont plats, c’est au mix et au mastering que ça prend de l’ampleur. Beaucoup de mecs sont bons, aussi parce qu’ils sont accompagnés d’un bon ingé-son, comme Scott Storch, mais c’est un autre débat !

Et surtout je vais mettre du son, on va écouter La condition masculine de Francis Bebey, parce que c’est très bien ! Tu connais ce disque ? Ce côté DIY / lo-fi est très recherché aujourd’hui, c’est Kieran Hebden, Four Tet, qui m’a acheté des disques de Francis Bebey. C’est un son très singulier, c’est unique, et les paroles sont dingues !

 

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* Comment en es-tu venu à vendre des disques ?

Un peu par hasard, mon dernier job, c’était dans une agence de pub où je me faisais chier. Je passais plus de temps sur Ebay qu’à travailler, j’allais de plus en plus dans les brocantes, et je récupérais des disques. J’ai commencé à me payer des disques rares en en vendant. Et quand je me suis retrouvé au chomedu, j’ai commencé à faire ça à plein temps, à chercher des lots, à bouger, à investir.

L’agence de pub était dans dix-huitième, sous le cimetière de Montmartre, vers la place Clichy, et pas loin, il y avait un mec qui avait un entrepôt géant de disques, un ancien distributeur, 100 000 disques en stock. Il avait un magasin au puces, il était à la retraite, il a ouvert son stock, mais il fallait connaître l’adresse.

J’ai commencé à passer des heures là-dedans, même si le stock avait été rincé, c’était mes premiers émois. J’ai une autre expérience marquante avec les disques. Quand j’avais 20 ans, en IUT, je cherchais un stage, et un pote qui bossait pour une grosse boîte d’édition musicale, m’en a proposé un.

Mon job était de ranger la discothèque, et j’ai fait ça pendant un mois : je me suis payé un voyage à New York, et je me suis fait une collection de soul ! C’était dans le huitième, dans une ancienne banque, les disque étaient stockés au niveau -3, dans le coffre-fort. Pour la petite histoire, il y a eu un incendie et 25 000 disques ont brûlé.

 

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*La transition vers une activité à temps complet a été naturelle ?

Entre le moment où je me suis fait virer et le moment où j’ai commencé à faire ça à plein temps, il y a eu deux ans. J’ai été assistant photo, chômeur et digger de disques, c’était confortable, mais à un moment tu as envie de passer à autre chose. Le boost, ça a été de faire un site Internet, parce que je trouvais qu’en vendant sur Ebay, tu étais vite noyé dans la masse.

Avec le site, j’ai réussi à concentrer de bons disques à un endroit, à en mettre régulièrement pour que les gens reviennent et me fassent confiance. Ça m’a permis de drainer des mecs comme Madlib, Cut Chemist, les frères De Waele de Too many DJ’s, qui m’ont acheté de la cosmic disco. Pour l’anecdote, ils ont passé des disques qu’ils m’avaient acheté sur la BBC, dont un 45 tours de Bernard Minet sous le nom de Action Minet !

À un moment, j’ai pris pas mal de « risques » en achetant des disques des années 80 que pas mal de gens méprisaient. Souvent les années 80 sont considérées comme pauvre musicalement, alors qu’il y a eu de bonnes choses. Il fallait sortir des références de l’ombre, c’était ça le boulot, et faire un travail un peu joli, mettre en avant le côté visuel du disque, avec un site sobre, un logo explicite, et une valeur ajoutée avec des extraits sonores longs, des pièces difficile à trouver.

Le hic, c’est que c’est un boulot chronophage, j’écoute de la musique tout le temps, et je dors six heures par nuit. Je sors moins, le fait de chiner impose une hygiène de vie stricte. Au début, j’allais en soirée, et le matin j’allais en brocante directement ! Tu te fumes la santé à faire ça, putain !

 

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* À qui tu vends des disques ?

Je n’ai pas de statistiques précises concernant l’âge, mais je pense que c’est entre 25 et 40, je suis quand même assez cher, c’est un peu élitiste, malheureusement je dirais, donc parfois je fais des efforts aussi ! Le site est une vitrine, et comme tu vois, j’ai beaucoup de disques, certains à 20 euros aussi ! En terme d’acheteurs, il y a un mec en Italie qui m’achète beaucoup de pièces en jazz, 4/5 par mois.

Il doit avoir un job, il a un petit label de réédition, il est fou de jazz. J’ai le producteur de rap connu, le mec dans son coin qui fait du son, ou des revendeurs. J’ai le pur collectionneur, celui qui a la collectionnite d’un style, il lui faut LA pièce, donc quand je l’aurai le mec l’achètera.

Il y a le DJ qui veut un truc de funk qu’il ne connaît pas, mais aussi des mélomanes. Il y a Guts, qui faisait le son d’Alliance Ethnik. Il est à Malaga, il est revenu dans le hip-hop, c’est devenu un pote, il est curieux, il achète de tout. Towate, c’est le japonais de Dee Lite, un DJ très respecté au Japon. Il achète des breaks. J’ai eu Lewis Parker, le rapper anglais, Ed Motta, un jazzman brésilien, le neveu de Tim Maia. J’ai vendu pas mal de disques à Mr. Flash, il a une belle collection de disques.

Sinon, il y a pas mal de gens que je croise quand ils tournent en France, comme Cut Chemist. Il avait samplé La folie distinguées alternative funk, une compilation de mecs qui faisaient leur musique eux-même de minimal-synth-post-punk, des Français dans les années 80. La pochette est incroyable. Cut Chemist avait samplé ce disque, acheté à des potes italiens, 300 euros.

Quand je l’ai rencontré, il m’a pris deux copies direct ! Sûrement pour faire des échanges, ou pour Josh [DJ Shadow – ndlr.] Les producteurs, en général, cherchent des disques avec de la grosse batterie dessus, un beat avec 4 temps. La culture sampling n’est pas morte, mais c’est évident qu’une maison de disques aujourd’hui, prendra moins le risque de sampler, sauf pour un gros artiste. Ça devient compliqué, c’est souvent réinterprété.

Sinon, je me souviens de ma première rencontre avec Madlib. J’allais chez mon pote Vincent, pour rencontrer les mecs de Stones Throw. Je ne vendais pas encore beaucoup à l’époque, mais je prends quand même un disque de Throbbing Gristle, l’inventeur de la musique industrielle, samplé par Jay-Dee pour Jaylib, avec Quasimoto qui chante dessus. Personne ne connaissait le sample. Cut Chemist, Madlib, J.Rocc et Egon n’en peuvent plus quand je leur fait écouter. Ils ne connaissait pas, personne ne dit d’où vient ses samples !

Madlib me demande combien je le vends, je ne voulais pas vraiment, finalement je lui dis 100 euros, et il m’en tends 200. Depuis, je les croise de temps en temps. Madlib, il est dans son monde, dans sa bulle. Il paraît que Quasimoto est sorti car Peanut Butter Wolf est tombé sur une cassette et a décidé de sortir l’album. Madlib ne voulait pas le faire écouter.

Sinon, mon dernier client en date, c’est Q-Tip. Bon contact, il a pris de la library, des breaks, du jazz-funk et un truc difficile à trouver d’Henri Salvador, avec un break énorme que peu de gens connaissent.

 

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* Il y a des profils types selon les acheteurs des différents pays ?

Il n’y a pas vraiment de typologie. Les Ricains vont rechercher que de la boucle, de la library ; les Japonais, c’est plus simple, ils recherchent du jazz, français, avec un certain son. Les japonais vont taper des trucs rares, que tu ne vois pas ailleurs, un peu à la mode aussi. Ils cherchent de la musique brésilienne, ce sont les plus grands acheteurs et connaisseurs de musique brésilienne, ils ont dépouillé le Brésil ! Ils veulent de la BO de films français, certains albums de jazz, avec des scat…

Attends, je te fais écouter : un jazz à la Michel Legrand, un peu funky, avec du wordless vocal, c’est culte chez les Japonais, alors que nous on trouvera ça super ringard ; les Anglais vont être très pointus, ce sont souvent des DJ, ils cherchent des 45 tours, car il y a plus de dynamique. Ils ne prennent que du jazz, ou de l’afro ; les Italiens, j’ai eu un psychopathe qui ne voulait que de la disco ; les Scandinaves cherchent des trucs groovy et funk, et un peu psyché. C’est monstrueux comme monde, le psyché : les disques valent très chers, et tu ne les voit jamais.

 

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* Quels sont les différents styles que tu proposes ?

Alors, ce sont des notions subjectives, car il faut classer. Il y a le jazz-fusion. C’est le jazz qui a fusionné avec de la musique brésilienne, africaine, de la funk ; une musique qui correspondra à une période, grosso modo, de 70 à 80. J’ai du jazz, avec des artistes reconnus : John Coltrane, Miles Davis, et d’autres moins connus. J’ai une catégorie psychédélique-pop-progressive, c’est un peu fourre-tout. Les Beatles par exemple, c’est de la pop, mais il y a eu différentes périodes.

Jean le Fennec, c’est de la pop-psyché, c’est un mec qui chante, les arrangements sont un peu psychédéliques, ça correspond à la période 1965 / 1970. J’ai une catégorie middle-east, de la musique arabique et au-delà, de la musique qui vient des pays du Maghreb, Liban, Turquie. De la musique du Moyen-Orient, influencée par de la disco, du rock, de la musique traditionnelle, il n’y a pas beaucoup de mecs qui proposent ce genre de rubriques. Par le sample, on s’est intéressé à la musique moyen-orientale, mais je crois que l’oreille a besoin d’une certaine maturité avant d’apprécier ces sons.

Tu m’aurais fait écouter certains trucs il y a quinze ans, je ne suis pas sûr que j’aurais apprécié, c’est un parcours, un cheminement. Il y a french-sound, une section qui marche bien. Ce sont des disques français avec un son un peu singulier, que ce soit chanté, bossa-nova, avec des scat, un peu comme dans Les demoiselles de Rochefort. Ça plaît beaucoup aux Japonais.

En France, on est vraiment vernis : c’est un pays riche, beaucoup d’artistes étrangers sont passés et ont enregistré. Des artistes jazz notamment, et il y a eu une grosse mode de musique brésilienne. On a eu une vague d’immigration africaine, donc beaucoup de musique africaine, c’est un des seuls pays d’Europe où il y en a. Grâce à l’immigration, Il y a de la musique de partout, on est un des seuls pays a avoir pressé du rock du Maghreb.

Et il y a aussi beaucoup de jazz, qui est une tradition depuis l’après-guerre. Il y a eu de belles productions, j’en redécouvre tous les jours. Mais c’est vrai que ce passif musical s’est un peu oublié, par rapport à un pays comme l’Angleterre.

Les gens en France écoutent de la bonne musique, car j’en trouve quand je vais chiner, mais il y a aussi de la musique de merde, comme partout. Finalement dans les bacs, tu retrouves souvent la même chose, et pour 3 000 Michel Sardou, tu vas trouver un bon disque. J’ai trouvé chez lui le premier 45 tours de Jean-Jacques Goldman, qui est l’un des 100 disques français les plus rares. C’est un disque de gospel de 1965, la pochette est incroyable, ça s’appelle The red mountains gospellers, ça a été fait à Montrouge. Goldman a 16 ans !

Dans le même lot, j’ai trouvé un disque d’un australien, il a fait un disque tout seul de post-punk-proto-hip-hop, incroyable, Cut Chemist est devenu fou, Flash aussi ! Tous les mecs qui font du son et qui ont une sensibilité à la musique moderne sont devenus fous !

Retour aux catégories : Afro-latine-caribéenne, je mélange un peu, le but n’est pas d’être exhaustif, mais d’avoir de la musique que je kiffe. Dedans, je mets de l’afro-funk pas connu ou des trucs antillais que tout le monde cherche, comme un morceau en hommage à Omar Bongo, avec un gros beat à la James brown derrière. Un disque que je ne garderai pas, mais le morceau défonce.

La cosmic disco, c’est compliqué à définir, ça correspond à un son : de la disco, un peu cheap, européenne, que l’on peut appeler space-disco. D’ailleurs il y avait un groupe français qui s’appelait Space emmené par Didier Marouani, prisé par les Russes. Il y a aussi Space Art, des mecs qui ont fait du rock, et qui ont fait de la disco, en essayant de bouffer avec ça. De la musique un peu de mauvais goût.

 

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* Tu mets Magma dedans ?

Magma, non. Eux, ils ont carrément créé leur style, c’est un son unique. Du jazz avec du rock et un langage qu’ils ont inventé, le zeul. Magma, c’est culte dans le monde entier, un groupe polymorphe, parfois ils sont 40 sur scène, autour de Christian Vander, le batteur. Il y a des trucs qui sont carrément inécoutables pour moi. Il y a des passages très beaux, puis ça va partir n’importe comment. C’est du progressif. Ça fait aussi partie du boulot aujourd’hui, mettre en avant des artistes complètement oubliés, des unsung heroes comme on dit dans le jargon.

Un type comme François de Roubaix, personne ne le connaissait dans les années 90. Aujourd’hui c’est quelqu’un de reconnu pour un son incroyable, ses expérimentations ; et pour avoir construit l’un des premiers home-studios.

 

* Comment tu expliques que des musiciens de cette période en France aient poussé l’expérimentation si loin ?

Dans les années 70, l’industrie cinématographique a explosé, donc il y avait du budget pour prendre des orchestres. Il y avait aussi de nouveaux instruments : le Moog, les synthés et les premiers home-studio. Des mecs ont pu créer de nouveaux sons,. Il s’est passé la même chose dans les années 60 pour le rock avec l’apparition de la guitare électrique, et c’était parti pour dix années de délire.

De Roubaix a fait des sons dingues, il était passionné de plongée, son rêve était d’écrire la BO du film de Cousteau. Sa musique avait été proposée, mais n’a pas été prise, d’ailleurs ils l’ont sortie après sa mort. Le mec avait un son unique, un côté dramatique, des instruments à corde, grosse batterie ; dans le style, il y a aussi Francis Lai, Michel Colombier, Claude Bolling qui ont fait quelques moments de grâce.

Sans oublier Alain Goraguer, et la musique de La planète sauvage, un film d’animation. Il était le premier arrangeur de Gainsbourg, puis il est devenu trésorier de la SACEM ! Dans le style, il y a aussi Laurent Petitgirard, il était chef d’orchestre de musique classique, il a sorti Pop instrumentale de France. C’est le premier disque rare que j’ai trouvé. Une pochette horrible avec un drapeau français, et des reprises de Zappa, c’est énorme.

Quelques années après, je trouve son deuxième album, encore plus rare. Un client qui réédite des disques le contacte pour rééditer cet album, et il s’est rendu compte que Laurent Petitgirard cherchait ses propres disques ! C’est quand même le boss de la SACEM !

 

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* Tu peux nous parler du style library ? À quoi ça correspond exactement ?

À l’époque où Denis cherchait des samples, il tombait sur des disques KPM et De Wolfe. Je croyais que c’était des disques d’effets, je ne pensais pas qu’il y avait autant de musique produite. Avec Ebay, j’ai compris que ça avait une certaine valeur. L’émergence c’est via les Anglais, qui en ont fait un marché, notamment un dealer franco-anglais qui s’appelle Web, que je connais bien. Il commençait à vendre de la library alors que les mecs cherchaient encore Superfly.

Dans les conventions il cherchait de la library, il achetait des trucs italiens à 5 euros et les vendait à des mecs qui cherchaient du jazz rare. Comme cette musique n’a pas été commercialisée, tu ne pouvait pas la trouver dans les mêmes réseaux. Actuellement, tous les catalogues de library ont été rachetés par les majors, EMI à racheter KPM par exemple, mais il reste quelques petits labels indépendants.

En Europe, tous les pays envoyaient les disques d’illustrations aux radios, aux chaînes de télé, aux boites de prods. C’était des disques qu’ils ne vendaient pas, les labels les donnaient, ensuite ceux qui les utilisaient déclaraient aux sociétés de droits d’auteur.

Les musiciens de library n’avaient pas de contraintes, en tout cas sur certains labels. Sur le même disque, les mecs expérimentaient, tu auras une musique des Andes suivit d’un truc psyché. Ils enregistraient toute la journée, de la musique au mètre. Des classiques se sont fait comme ça, notamment Stringtronics : un mélange de musique symphonique et méditerranéenne, c’est devenu culte et c’est introuvable, la pochette est mortelle. Deux français jouent dessus, Nino Nardini et Roger Roger, Roger Roger qui est un grand de la library.

L’Italie, la France, l’Angleterre et l’Allemagne ont produit beaucoup, vraiment beaucoup de cette musique. En Italie, il y a des BO de films qui sont sorties sur des labels de library, parce que la musique pouvait être utilisée pour d’autres trucs. Il en sortait 300 copies, et il y avait des pochettes particulières, tout le monde devient fou avec ça en ce moment ! La BO de Il corpo, ça vaut entre 500 et 1000 euros, et la BO de La ragazza della pelle di luna est celle que tout le monde cherche en ce moment.

Dans la library, il y avait cette liberté, par exemple, les Italiens étaient connus pour démonter les studios, mettre la batterie beaucoup plus devant. Les Moogs venaient d’arriver, il y avait des mélanges d’influences : exotica, funk… Pour en revenir aux samples, All Natural, a été parmi les premiers à sampler KPM, pour leur premier album.

À un moment, j’ai misé sur des références très électroniques, quand des mecs cherchaient du funk. J’ai commencé à les vendre et ça m’a apporté de la reconnaissance. Récemment, la cote KPM a baissé, maintenant en library, c’est italien, italien, italien ! KPM, c’est anglais, je crois que c’est la première maison d’édition de musique au monde, ce sont les premiers à avoir éditer des partitions il me semble.

En France, la library, c’est Chappell, Montparnasse 2000… C’est aussi IM, un label culte car il n’y a que 20 références. Les pochettes sont très graphiques, il y a eu pas mal de trucs avec des batteries et de l’expérimentation.

Tu as entendu parlé de Bernard Fèvre ? Son album culte est sorti sur IM, j’aime bien ce qu’il fait, c’est un peu un papy cosmic ! J’ai un pote, Gwen, qui a retrouvé Bernard Fèvre, pour sortir des morceaux. Dans le même genre, il y a Jean-Pierre Massiera, un producteur niçois qui a commencé à faire des trucs yéyé complètement barrés, qui a continué à faire de la disco un peu cul et qui a produit des quantités de trucs.

Et il ne faut pas oublier Janko Nilovic, récemment samplé par Jaÿ-Z, d’ailleurs le morceau est bien [Death of auto-tune – ndlr]. Je l’ai rencontré, il joue du jazz, il est tout petit, très gentil, c’est un monténégrin. C’est un surdoué, il a toujours fait de la library et il a gagné sa vie comme ça.  À un moment sa musique était utilisée pour une émission sur France Inter.

 

Mr. Ash / Digger's Digest

* Où sont les disques aujourd’hui ?

Le disque est encore produit aujourd’hui, MPO qui est  la dernière usine française, en fabrique 20 millions par an. Les disques sont nulle part et partout. Par contre, beaucoup de gens les jettent, ils n’en ont plus chez eux. Ce sont les brocanteurs qui interceptent. En général, j’achète à des mecs qui ont déjà chiné les disques. Et je crois que d’ici quelques années, on ne trouvera plus de disques chez les gens.

Beaucoup de disques reviennent sur le marché quand un collectionneur décède, et ces collections ne partent pas au prix qu’elle valent, car elles sont vendues en lot. Il y a aussi des mecs qui arrêtent de vendre, ça remet en permanence des pièces sur le marché. D’après un pote, il y a des mecs qui ont de la thune et qui achètent tout ce qui est cher, un disque rare peut devenir un placement.

Ce qui est marrant quand tu vends, c’est que tu t’aperçois que le disque a une vie plutôt intense. C’est arrivé qu’on me file un disque à vendre, je le vends à un pote 25 euros, qui le vend derrière 150. Le mec qui lui achète le met sur Ebay, et deux ans plus tard, je lui ai racheté 25 Pounds !

 

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