Le Comte de Bouderbala, la conversation


Le comte de Bourderbala / Wahib

Sami, Jacques, Michel & les autres…

 

Le comte de Bourdebala apprécie Jacques Derrida et Michel Foucault, c’est important de le savoir pour la suite de cette conversation. Dans la vraie vie, il se prénomme Sami, parfois il est en retard aux rendez-vous, il scrute et regarde attentivement ce qui se passe autour de lui, et il est animé par une bonhommie communicative.

Son humour est féroce, et son ton monocorde lui permet d’en rajouter une, voire trois / quatre couches. Trublion à la finesse sans égale, il décrypte la société, ses mœurs, ses travers avec un scalpel et du papier de verre, toujours au nom de l’humour…


* Tu t’es imposé en tant qu’humoriste et non comme l’« arabe de service », c’était un choix réfléchi ?

Je n’y ai pas vraiment réfléchi, mais voyant comment « marche le système », il fallait miser sur son histoire, et pas sur ses origines. Il fallait avoir un discours intéressant, et sortir des problèmes de l’hexagone, des problèmes franco-français, pour parler de sujets qui fédèrent plus. C’est pour ça que j’ai choisi une trame France / Amérique, aussi parce que c’est mon histoire. Je ne me voyais pas dans une trame France / Algérie, par exemple, ça fait aussi partie de mon histoire, mais ça aurait pu être réducteur de ne parler que de ça, et justement j’aurais pu passer pour l’« arabe de service. »

En France, on est souvent mono-secteur, a priori ; il y a un rebeu par décennie : Smaïn, Jamel… (Sourire.) Je ne voulais pas entrer dans ce truc-là, et souvent tu disparais aussi vite que tu es arrivé. J’ai toujours vu les choses à long terme, artistiquement, et si j’étais parti dans ce délire, ça ne m’aurait pas correspondu, ça aurait été sûrement une impasse, une niche…

 

* Pourtant, l’humour de Jamel, ça n’est pas resté une niche très longtemps…

Bah, après il faut réfléchir à l’évolution d’un artiste ; la question que je me pose c’est : « Est-ce qu’un artiste comme Jamel vieillit aussi bien qu’un artiste comme Coluche ? Est-ce que son premier spectacle est toujours d’actualité ? Est-ce que son dernier spectacle me fera rire autant que le premier ? »

Si tu passes plusieurs décennies, et que tu fédères, c’est que tu as rempli ton contrat. Sinon, tu peux passer pour une escroquerie… (Sourire.) C’est mon point de vue, et je pense de même pour les chanteurs, les dessinateurs… Un artiste doit essayer d’anticiper ce qui se passe. On leur demande, d’une façon sous-jacente, d’anticiper. Pourquoi un artiste comme Booba [il y a un Maelström papier avec Booba en couverture à proximité… – ndlr], ou un mec comme Philippe Katerine, va marcher ? Parce que les mecs ne sont pas figés dans le temps présent, ils anticipent la musique, ils anticipent l’artistique. C’est ce truc-là qui m’intéresse, que ce soit chez les sociologues, les philosophes, « les artistes » en général…


* Tu mets les artistes et les sociologues au même niveau, c’est marrant…

Pour moi, ce sont aussi des artistes, car ils comprennent la société. Tous ces mecs-là s’inspirent de faits de société, de faits culturels ; qui d’autre, mieux que les sociologues, connait tous ces trucs-là. Ce qui m’intéresse, chez les artistes, c’est leur vision de la société. Il y a des mecs, quand tu les rencontres, tu te dis : « C’est un visionnaire, il voit loin… » Et il y a d’autres artistes, qui sont dans leur truc tout pourri, qui essaient juste de gratter un peu d’oseille, c’est des épiciers, en fait… Je raconte aussi les épiciers, on a besoin des épiciers… Mais ce truc de petite vision m’emmerde, ça me saoule…


* Tu as envie de faire de grandes choses, tu es mégalo ?

Faire de grandes choses, oui, un peu comme tout le monde. Mégalo, non. Je pense que de pouvoir se dire « Au moins, j’ai fait ça… » est important. Quand on rencontre des gens dans la vie, on s’intéresse à ce qu’ils font, et même si ce sont des petits trucs, ça peut être mortel. C’est à différentes échelles : Booba, quand il fait Bercy, il fait passer une bonne soirée à plein des gens, et peut être que ses chansons aident certains à vivre, bon, là je pars dans mon délire… Ce qui m’intéresse chez ces mecs-là, c’est ce qu’ils font de bien, ce qu’ils font d’intéressant…


* Tu te sens comme un sociologue, ou un sniper ?

Non, je suis un mytho… je suis un connard qui se fout de la gueule du monde, c’est tout. (Sourire.) Je parle de faits de société parce que ça m’intéresse, pour les exorciser, mais je ne suis pas sociologue, même si ça m’intéresse beaucoup, ni sniper. Le sniper, c’est pourri. Un sniper est isolé, il tire sur des gens sans défense, en étant caché, je n’aime pas trop ce délire. On utilise souvent ce terme de sniper de l’humour, on a besoin de snipers dans les émissions de télé. Moi, je veux que les gens viennent au spectacle et passent une bonne soirée, que pendant une heure et demie, ils oublient un peu leurs soucis. Souvent, on prend les humoristes pour des gens qui ont inventé des vaccins, mais ils ne sauvent pas de vie, ce sont juste des rigolos, des guignols.

* L’Amérique revient souvent dans tes sketches ; le fait d’y vivre, ça t’a permis de mieux décrypter la société française ?

Oui, entre autre, c’est grâce aux États-Unis que je suis sorti des problèmes de l’hexagone, et de l’histoire de France. Ici, on est le produit de notre histoire, de notre rapport avec nos voisins, les pays qui nous entourent : notre histoire franco-française. En partant vivre aux États-Unis, ça m’a ouvert d’autres perspectives, internationales on va dire.

Puis tu rencontres des gens du monde entier, des gens qui te tendent la main, ce qui ne se faisait pas nécessairement en France. Ça ne marchait pas ici, on me disait « Non, non et non ! », donc je suis parti, et là-bas, tout le monde me disait « Oui ! »

Je pense que si on arrivait à changer notre état d’esprit, et dire « oui » un peu plus souvent que « non », les choses avanceraient. Je crois que c’est une grosse différence entre ici et là-bas : le conservatisme de la France, alors que tout peut aller très vite en Amérique. C’est un peu dommage, mais on peut changer ce truc-là très rapidement, ça n’est qu’une question de confiance, en fait…

Tout ça, c’est un état d’esprit, ça n’est pas figé, c’est aussi ce que j’essaie de dire via le spectacle, en filigrane. A un moment, quand tu croises des gens nouveaux, ou simplement tes voisins, dis leur « oui » de temps en temps, et tu vas voir que des choses vont se créer, ça va bouger, tu vas être surpris, tu vas être déçu, mais il se passera des choses, ça avancera…


*Il semble que tu aies eu plusieurs propositions de la part de la télévision, que tu as refusées, pour quelles raisons ?

La télé, ça n’est pas un lieu de communication. Ce qui est mortel en interview, c’est que tu as du temps, tu peux te pencher sur des sujets qui méritent que l’on discute. À la télé, tu n’as pas le temps, tu es comique, il faut faire rire les gens « vite, vite, fais rire les gens, ahahahahah ! vite, sinon ils vont zapper… » Je n’aime pas ça, j’aime être tranquille, posé, et j’aime les espaces de liberté.

A la télé, tu es dans les formats, tu as cinq minutes pour caser 16 sujets. La radio, c’est un peu plus intéressant, c’est ce que tu racontes qui est important. Mais ce qui me plait avant tout, c’est d’être sur scène. Tu es une heure et demi avec les gens, voire plus, et il s’en passe des trucs au lieu de survoler un sujet en deux minutes, avant trente secondes de pub. En une heure et demi, on se regarde, je te donne mon point de vue, tu me donnes le tien, il y a de l’interactivité, c’est quand même plus intéressant.

J’ai toujours dit non à la télé, parce que je pense que c’est seulement un moyen de promotion. Tu y vas pour vendre un truc, même si ça n’est pas évident de le faire. Aller se vendre et dire « Venez à mon spectacle ça va être rigolo ! », j’ai horreur de faire ça ! (Sourire.)


Et puis le problème de la télé, c’est que les mecs te prennent et te jettent. Ils ne voient pas comme tu as galéré pendant trois / quatre piges, dans des petites salles, à taffer comme un chien de la casse. Eux se disent seulement « Qui est dans l’air du temps ? », et ce ne sont pas ceux-là qui se déplacent, c’est une pyramide, c’est ceux du bas qui disent : « Y’a Bouderbala ! »

Et un jour, on te dit « Oh c’est nul, allez casse-toi… » Moi, je préfère développer mes projets, c’est ça qui est mortel, pas besoin de l’autre qui va te dire : « Ouais c’est bon, aujourd’hui c’est toi… Demain, c’est pas toi… Bah reviens plus c’est pas la peine… »

 

* Par contre, tu as eu une bonne expérience avec France Inter ; il y avait quand même des contraintes ?

C’était une bonne expérience et je faisais toujours attention de ne pas être dans la diffamation ni l’insulte. Je ne pense pas que tu aies besoin d’insulter les autres pour faire passer tes idées. C’était un putain de truc cette chronique, les papiers n’étaient pas relus, tu ne sais pas à l’avance si ça va faire rire, c’était freestyle et sans filet. Trois minutes trente de liberté, c’est toujours sympa…


* Pour changer de sujet, tu n’es pas toujours tendre avec certains groupes de rap français, un thème qui est rarement abordé par quelqu’un qui connait bien le sujet…

Il y a des sujets en France qui sont, soi-disant, trop segmentant : soit tu es pour, soit tu es contre, alors qu’il y a souvent un entre-deux. Le rap a beaucoup été instrumentalisé, c’était le ‘tout-rap’ ou le ‘non-rap’, soit les rappeurs sont de gros débiles, soit ils ont tout compris.

Il y  a des rappeurs qui ont du contenu intéressant, et d’autres qui ne disent que de la merde. Ils sont là pour vendre des CD, ce sont aussi des épiciers, ils veulent acheter une grosse Merco, c’est leur rêve, et ils font bien ce qu’ils veulent ! Ça faisait partie des sujets interdits, comme plein d’autres en France, je voulais en parler pour déconner.


* Oui, mais une bonne chanson, ça n’est pas incompatible avec un texte de merde…

Oui, c’est ça qui est intéressant avec le rap… Moi, j’ai commencé avec le slam, le texte est nu. Si ton texte est bon, en général avec une bonne instru derrière ça donne un bon truc, et un hit ça peut être un texte dégueulasse sur une bonne instru. Ceux que je respecte, ce sont ceux qui sans instru disent des choses magnifiques ; après c’est comme tout, il a une profusion de rappeurs qui émergent chaque jour, on s’y perd, d’ailleurs ce phénomène est en train d’arriver avec les humoristes.

Ça m’intéressait d’aborder ces sujets interdits, j’ai voulu tailler un peu. Et voyant comment le système fonctionne, c’est-à-dire les conseillers artistiques, les productions, les maisons de disques, les managers, tous ces parasites qui sont autour de ces produits d’appel, parce que ces artistes sont des têtes de gondole, il y a le disque, mais aussi le DVD qui va avec… et c’est valable pour tous les artistes, ce sont ces conneries qui me faisaient rigoler. J’ai voulu en faire des délires, des sketchs, via des extraits, la preuve par l’image…


* Je trouve que tu assumes une certaine « culture de banlieue », sans jamais la dénigrer, en l’intégrant à ce que tu es ; c’est difficile à mettre en avant, sans que ça devienne une étiquette ?

Déjà, je me méfiais des étiquettes, ça va de soi, et il fallait casser les « assignations à résidence. » Ces « assignations à résidence », ça part du langage, quand on dit ‘un mec de banlieue’ / ‘un mec de Paris’… Moi, je ne me suis jamais considéré comme un mec de banlieue, je viens de Saint-Denis, qui se trouve à cinq minutes de Paris.

Je suis à Paris, à Saint-Denis, à l’étranger, on est à l’heure de la mobilité, c’est rare que les mecs scotchent en banlieue, même si ça arrive encore,  et c’est dommage pour eux. Ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, prendre le bus, le métro, le RER, aller à droite, à gauche, c’est juste un ticket, et tu sors rapidement de ce truc mec de banlieue, de Paris ou de province.

Ce sont seulement des mots, et ce sont les gens qui les utilisent. C’est des constructions de l’esprit. Quand on se dit ‘mec de banlieue’, ‘mec de Paname’, ça ne veut pas dire grand-chose, on est de culture française, mais ce schéma-là existe parce qu’on est en France. Quand tu vas à l’étranger, tu n’es plus un mec de banlieue ou de Paris, mais un Français.

Cette réflexion m’a permis de sortir de ces problématiques qui te font perdre du temps. Quand tu cherches un taf et que le recruteur te dit « Oui, mais vous venez de banlieue… », c’est aussi à toi de te dire « Je vais sortir de son système, faire une école de commerce aux États-Unis et je vais revenir avec le diplôme… », et là, le mec te dira « Ah oui, vous étiez aux États-Unis ! » Là, ça n’est plus la même, c’est autre chose… (Sourire.)

Il faut casser ces « assignations à résidence. » Et comment casser ce truc-là ? En les déconstruisant, en parlant de mecs de banlieue, de chinois, de juifs, de musulmans… parce tout ça n’est pas figé. C’est pour ça que j’ai voulu parler de toutes ces « catégories » dans le spectacle, pour les taillader, et au final, c’est juste un prétexte pour déconner tous ensemble.