PAPY COSMIC
Bernard Fèvre a été Black Devil Disco Club dans les années 70. Un musicien audacieux, fasciné par les synthétiseurs et qui a sombré dans l’oubli. Le monde n’était pas encore prêt. C’est 28 ans plus tard, au moment où beaucoup prennent leur retraite, que l’on rappelle Bernard : « Ah oui, finalement ça nous intéresse, et il ne reste plus que toi ! » Alors Bernard a ressorti ses machines, il a refait la musique qu’il aime, celle qu’il a toujours voulu faire, la sienne.
Conversation longue avec un parrain de la french-touch, qui a repris du service et qui réalise à 60 ans passés, un retour sur le devant de la scène. Un bricoleur de sons remis au goût du jour par quelques Anglais amoureux de disques rares, qui est passé de l’usine au music-hall, en faisant un détour par la library music, les jingles radios et autres ‘notes pour vivre’. Une trajectoire unique, dans un paysage français et musical dont on n’est pas toujours fier, mais qui regorge toujours de bonnes surprises, même 30 ans plus tard.
MERCI BERNARD !
* Vos débuts dans la musique c’était donc le music-hall…
C’était plutôt le rock & roll ! Quand j’avais 14 ans, j’ai fait du rock & roll avec des groupes. Ensuite, j’ai joué du rythme & blues, c’était un peu plus sérieux, et puis on est passé à la variété, car on a eu un contrat avec Régine pour jouer au casino de Deauville. Je travaillais à l’usine à l’époque, un jour, les potes sont venus me chercher en me disant : « Tu restes là ou tu viens avec nous ? » Je suis parti, et je ne suis jamais retourné à l’usine.
Le groupe dans lequel j’étais, il y avait du vocal, et j’ai toujours aimé ça. J’aime bien la voix humaine, c’était basé là-dessus, c’était du music-hall. On était Les Compagnons de la chanson pop modernes, un genre de folk français, comment dire… pop folk ! ça marchait très bien sur scène. On a travaillé 10 ans ensemble. Ça fonctionnait très bien, même parfois trop bien ! On a fait la première partie de Gilbert Bécaud ; et en Belgique, il a pris un bide après nous, ce qui fait que l’on n’est pas passés avec lui à l’Olympia !
Il y a aussi Les compagnons de la chanson qui nous mettaient des bâtons dans les roues. On était dans la même maison de disques, CBS, on a fait trois albums, et pour le dernier, ils se sont arrangés avec les commerciaux pour que leur disque arrive dans les bacs à la place du nôtre. Ils avaient 40 ans de carrière, ils auraient très bien pu nous foutre la paix. Ça, c’est le vrai show-business, tout ce qu’on aime !
D’ailleurs, j’ai travaillé avec Alice Sapritch, elle disait souvent « Après minuit, c’est du show-business ! »
* C’est le genre de souvenir qui rend amer ?
Non, par contre on se dit qu’on est vraiment des vieux cons ! Je le pensais déjà à 16 ans ; là, je devais en avoir 25, j’en étais encore plus certain ! Ça ne rend pas amer, mais ça fait chier ! On était jeunes, on faisait de la scène, on ne pensait pas trop à l’avenir, et ça fonctionnait. On arrivait à bouffer, on faisait des milliers de kilomètres en bagnole, mais on ne gagnait pas suffisamment de blé, et au bout d’un moment c’est parti en jus de boudin. On n’a pas pu en vivre parce que l’on était sept sur scène.
* C’était du bricolage, pas vraiment sérieux…
C’était sérieux ! On a été le premier groupe à jouer en stéréo sur scène ! On avait une sono stéréo qui a été rachetée par Rika Zaraï ! On avait un sponsor, une société italienne, qui avait jugé que l’on était des gens bien pour présenter ce matériel-là. C’était étonnant pour l’époque, ça sortait en stéréo. On avait un numéro très bien réglé et à la mise en scène un gars qui avait bossé dans l’opéra classique ; on savait quand les gens allaient applaudir.
J’ai conservé ce truc : je suis seul sur scène et j’ai des facilités à communiquer avec le public, ce sont des échanges un peu surnaturels. Et il y a un truc qui m’a toujours aidé : quand je me mets devant un clavier et que je commence à jouer, ça me l’a fait pour la première fois au Golf Drouot, les gens s’intéressent à moi. Il y a la gestuelle, la façon de regarder, c’est un jeu de communication qui doit fonctionner, sinon c’est chiant.
* Pourquoi on s’intéresse aux synthétiseurs dans les années 70 ?
Quand j’étais dans le groupe, ça n’existait pas, mais ça faisait un moment que je travaillais avec des orgues électriques, couplés à des chambres d’échos. Ensuite, il y a eu l’orgue électronique, et je les bidouillais pour avoir un son particulier. Quand on a fait l’Olympia, on nous a dit que l’on était une sorte de Moody Blues français. Il y avait une recherche sonore dans mes instruments. Il fallait toujours qu’il y ait quelque chose d’un peu beatlessien, pop anglaise ou brésilien.
Un jour, j’ai vu en concertAphrodite’s child. Vangelis avait déjà les armoires sur scène. Quand j’ai entendu les sons qu’il faisait, ça m’a passionné. J’en avais marre des sons réels, j’en avais beaucoup entendu. Je connaissais bien l’orchestre, je connaissais bien les musiciens, ils m’ont toujours fait chier parce qu’ils ne cherchent pas à aller ailleurs que là où ils sont. Là, il y avait des sons que l’on fabriquait, c’est comme si tu étais facteur d’orgue, sauf que ça coûtait beaucoup moins cher et que c’était un métier plus facile !
Ces machines valaient très chères et quand ça s’est démocratisé, et que c’est arrivé dans les magasins de Pigalle, je suis allé acheter un synthé. À partir de là, j’ai commencé à jouer avec et me faire plaisir.
* Comment les synthétiseurs, et ceux qui les utilisaient, étaient perçus ?
Ça n’était pas perçu ! J’ai été déniché par un éditeur qui faisait de la musique d’illustration sonore. Les gens s’en foutait des synthés, à part Jean-Michel Jarre qui avait une base pour expliquer tout ça, qui était… l’atavisme ! Il a réussi à faire passer quelque chose. Aujourd’hui, je découvre les mecs de l’époque, il y en a un que je connaissais, et qui ne faisait pas spécialement de l’electro, celui qui est décédé en plongée sous-marine, qui a fait la musique du film Le vieux fusil….
* François de Roubaix !
Voilà ! de Roubaix, je savais que c’était un de, mais je ne savais plus de quelle ville ! Ce garçon touchait un peu à l’electro, aux instruments ethniques et classiques. Récemment, j’ai découvert qu’à l’époque des Français faisaient un peu comme moi, mais personne ne se connaissait. Il n’y avait pas de scène electro, pas de clubs electro. On allait au Gibus et tous les potes étaient des rockers !
De l’electro, il y a en avait dans les disques, mais c’était pour faire coin-coin derrière. C’était un peu à la mode, mais pas très français, c’était pour dire : « Vous avez vu les jeunes, on a mis du synthé derrière ! » C’était un son publicitaire, ‘mode’… et quand Kraftwerk est arrivé en France, ça n’a pas fait beaucoup bouger les gens. Il y a toujours des petits noyaux qui s’intéressent, d’ailleurs c’est une différence notable avec les États-Unis. Ils sont beaucoup plus nombreux, c’est plus facile !
Quand je faisais du music-hall, on répétait à la maison des jeunes de Courbevoie ; en France, si tu fais des concerts dans les maisons de jeunes, tu feras 30 lieux maximum. Aux États-Unis, tu en ferais 260, ça te fait une année tranquille. On a toujours été différent à ce niveau-là, et c’est ce qui empêche le développement et le foisonnement en France.
Un beau jour, les Américains et les Anglais découvrent la musique électronique française des années 70, mais en réalité, c’est de la musique cachée. Il faut être assez doué en France pour faire de la musique, et quand on est très bon, on s’en va. Moi, je ne pouvais pas, je n’avais pas le bagage culturel suffisant. J’avais un niveau d’anglais nul. Dans ma banlieue ouvrière, la musique n’existait pas, ça n’était pas un débouché.
Au moment de l’orientation professionnelle, on m’a dit : « Votre père est ouvrier ? Bah, vous allez faire manuel. » Donc j’ai fait technique, ce qui me sert beaucoup pour les synthés, ça me permet de les démonter ! Mais pas électrotechnique, mais j’arrive à faire des modifs sans tout faire péter !
* La musique n’était pas une perspective pour vous ?
Si, à l’école maternelle je jouais déjà du piano à deux mains, sans avoir appris ! Ce qui a surpris une institutrice, qui a dit à ma mère que j’avais un don particulier. Comme mes parents ne connaissaient rien à la musique, ils m’ont envoyé chez des profs qui m’ont fait chier ! Je suis un enfant des années 60, de Salut Les Copains. Le plus moderne qu’il y avait quand j’avais 12 ans, c’était le cha-cha-cha. Ce qui nous a fait revivre la musique, c’est l’approche noire américaine et country, on pouvait faire autre chose que du tango.
D’ailleurs, depuis quelques temps, je dis à mon fils qui a 18 ans : « C’est marrant, vous ne vous révoltez pas contre la musique d’il y a 30 ans ? » Nous, on s’est révolté contre la musique. On ne la détestait pas, et Les Charlots faisaient des trucs ringards, mais on aimait bien ça. On avait le cul entre deux chaises, entre nos parents et nos grand-parents et ce putain de rock & roll, de rythm & blues, de soul. On digérait et on était capable de mélanger le tout, c’était plutôt délirant !
J’ai eu une interview dans le magazine Dazed & Confuzed, je disais qu’en réalité la musique ne bougeait que par les voix et les sons ; elle ne bouge plus par la rythmique, les harmonies ou l’écriture mélodique. C’est toujours le même système et ça fait 30/40 ans que j’entends les mêmes rythmiques.
* Ça peut changer ?
J’en ai parlé avec un berlinois, qui parlait français – quand je vais à l’étranger, j’ai toujours un problème à table, je suis le seul à ne pas parler anglais-, ce berlinois, il attend de l’Amérique du Sud quelque chose de nouveau.
On est dans un système musical qui fait que l’on danse avec nos deux pieds sur un rythme binaire. Il faut revenir vers une culture qui va peut-être nous faire revenir à la valse, qui nous fait danser avec deux pieds sur trois temps. Les gens ne sont plus intéressés par la danse en réalité. Dans le temps, on apprenait le menuet, on avait le temps.
Aujourd’hui, quand tu sors, tu ne peux pas faire salle de gym et salle de danse. Là, je parle de danser. Ma mère était une grande danseuse, elle était capable de danser sur une toute petite table sans tomber. Il y avait une culture de la danse, qui correspondait aussi au prolétariat, et le prolétariat danse. C’est très social en fait.
Pour en revenir à cette histoire de langue, la première fois que je suis allé à New York, il y a deux ans, j’y suis allé seul : qu’est-ce que je me suis senti mal. New York c’est monstrueux, tu arrives à l’aéroport, c’est l’angoisse totale. Les mecs te parlent en te donnant des ordres, ça fait peur ! La boite m’a fouillé à l’entrée, des Haïtiens étaient là, ils parlaient français, alors ça a arrangé le coup, mais quel froideur. Ils en ont rien à foutre de ta tronche, jusqu’à ce que tu sois sur scène, sinon, il s’en foutent !
Heureusement, après je suis allé à Detroit, j’ai été accueilli par des fans et ils ont trouvé un Français pour s’occuper de moi. Mais tu restes deux jours. C’est la vie d’artiste. Un tennisman connu a dit récemment qu’il était content d’arrêter car il ne supportait plus la vie d’hôtel… il n’y a que Dominique Strauss-Kahn qui s’amuse à l’hôtel !
* Vous avez sorti un disque The strange world of Bernard Fèvre sur IM, en 1979, un label de musique d’illustration, c’était un terrain d’expérimentation ?
C’était libre. Tu rencontrais un mec, il te disait : « Tu veux me faire des trucs ? » Tu amenais tes morceaux, le mec disait : « Ça je prends, ça je prends pas… » Ça permettait d’essayer, de récupérer des vinyles, et s’il n’y avait pas eu ces putains de vinyles, je n’existerais même pas. On les trouve dans le monde entier. Je m’aperçois que les mecs les achètent dans des brocantes, et que mon disque de 1978 coûte parfois 600 euros ou dollars ! C’est de la folie, ça me fait rigoler.
Je n’achèterais pas mon disque à 600 euros ! (Sourire.) L’illustration, ça faisait partie des gagne-pains multiples que j’ai pratiqué quand j’ai quitté le music-hall. J’ai fait des coups dans le show-bizz, dans la pub, c’est ce qui m’a permis de bouffer. J’ai réussi à survivre avec la musique, mais pas avec ma musique.
* Pourquoi avoir fait un album, The strange new world of Bernard Fèvre, près de 30 ans plus tard, qui reprend la trame de l’album de 1979 ?
La volonté, c’était de tout rejouer et de retrouver exactement les mêmes sons. C’était un grand pied d’avoir une qualité sonore un peu plus pointue, et d’allonger les intros, ne pas entrer de la même façon et d’en faire de nouveaux. J’avais 14 morceaux à l’époque, j’en ai fait 14 nouveaux et je me suis amusé et que l’on ne voit pas la différence. Ça me rassure aussi sur mon âge, le temps n’existe pas en réalité. En création, le temps n’existe pas.
* C’était donc très différent de travailler pour les autres et pour votre œuvre…
Oui, complètement, mais il n’y a pas d’œuvre en réalité. Mon problème a toujours été de gagner de l’argent pour bouffer, ça n’a pas été plus compliqué que ça. Quand il y a eu l’échec du disque Black Devil Disco Club, en 1978, j’ai vu que je n’intéressais personne, on m’a même dit « C’est de la merde ! » Le disque est sorti chez RCA, ensuite terminé, je n’en ai jamais entendu parler, je ne sais même pas combien ils en ont pressé. Il n’y avait pas de comptes et ça a été traité avec un mec un peu escroc sur les bords. Enfin, il y a quand même des gens qui l’ont écouté, des gens du métier, et qui m’ont dit que c’était pas sérieux, qu’il ne fallait pas faire ça.
Comme je suis pas trop mauvais musicien et que j’ai une bonne connaissance, je me suis dit que j’allais faire des notes pour vivre. Et à force de faire des notes pour vivre, tu fais des notes pour vivre et tu oublies que tu aurais pu faire autre chose. Et d’un seul coup, on te rappelle, à 59 ans, des mecs s’intéressent à toi. Bon, bah, on va faire une suite alors.
* Vous vous souvenez de la première fois que vous entendez le morceau Got glint? de Chemical Brothers ?
J’ai d’abord vu mon nom qui circulait sur Internet, et j’ai été voir pourquoi. C’est là que je me suis rendu compte que Chemical Brothers avaient utilisé un sample d’un disque de musique d’illustration sonore. J’ai écouté, je n’ai pas trouvé ça génial, je trouvais que ce que j’avais fait était vachement plus intéressant ! (Rire.) Par contre, il y avait des trucs que je trouvais pas mal dans le disque.
* Quand on entend un bout de sa musique qui est détourné, ça choque ? On est content ?
Ignorant un peu le marché de l’electro, je n’étais pas choqué, et plutôt content car des jeunes s’intéressaient à ce que j’avais fait. C’est ce qui me faisait plaisir. Le côté musical, c’est tellement ambigu, la musique, c’est tellement vaste. Même la première fois que j’ai écouté mon disque de 78, il m’a fallu un certain temps avant de me dire que c’était moi qui avait fait ça. Donc, je me suis dit, autant faire une suite et j’ai commencé à travailler sur 28 After, en utilisant la même formule qu’en 1978.
J’ai réfléchi à pourquoi c’était arrivé ce truc-là, comment j’avais utilisé les sons, comment j’avais fait le disque, intellectuellement. J’ai mis deux ans pour être satisfait du 28 After, qui est la suite du disque de 78, et le grand compliment que l’on m’a fait, c’est quand on m’a dit que plein de vieux avaient essayé de faire ce que j’avais fait là, et qu’ils avaient tous échoué.
* Et pendant 28 ans, vous aviez mis cette musique de côté…
Oui, j’avais totalement oublié. Je n’ai même pas le disque. J’ai un copain qui l’a, je lui avais donné à l’époque, je lui avais dit de le garder précieusement ! Tu sais, 28 ans, c’est long. En plus, l’aventure de la fabrication de ce disque a duré 15 jours. Et à partir du moment où il n’a pas d’exploitation commerciale, tu oublies très vite.
* Vingt-huit ans plus tard, ça se passe comment ?
Plutôt bien ! Je suis dans un label géré par des baba-cools, c’est pas sérieux, mais ça fonctionne. Ils ont un certain goût, ils travaillent consciencieusement, en tout cas au niveau de la musique. Et en réalité, je suis un artiste anglais. Sur Google, les pages sont souvent en anglais, j’ai beaucoup de fans au Mexique, dans les anciens Pays de l’Est, à Moscou, au Danemark et en Norvège, où ma légende est très importante. Quand je marche dans la rue en France, je croise des regards, mais en Angleterre, à la gare Saint-Pancras, on m’interpelle « Salut Black Devil ! »
Le problème, c’est de se faire connaître. Des producteurs disaient qu’il fallait 10 ans pour être connu, 10 ans, c’est avec des bons producteurs ; dans l’underground, il faut 20 ans ! À 95 ans, je commencerai à être connu ! Dans mon nouveau disque, il y a deux/trois turcs que j’ai remixé, Afrika Bambaataa, Nancy Sinatra, ce sont des revisitations de l’orchestration, c’est très bizarre, très étrange, c’est une écriture qui me fait peur. Ce qui m’amuse, c’est de trouver encore des façons de faire, pour que les gens puissent dire « Ah oui, Black Devil, il a pris des risques… »
* Toute votre musique est écrite ?
Non, je n’écris plus la musique, mon ordi le fait à ma place. Les harmonies sont pensées, ça distord, je joue, je ne prends pas de samples, et quand je joue des percussions, je les joues avec un clavier. Si je joue des congas, je le fais comme si je jouais des congas. J’ai la chance de bien connaître la musique et la façon dont jouent les musiciens. Quand je joue de la basse, je suis bassiste, je suis physiquement dans le modèle de l’instant.
J’ai été très influencé par le reggae, quand c’est arrivé en 73/74, grâce à un garçon qui s’appelait Dominique Blanc-Francard, qui faisait une émission de nuit à France Inter. Il a amené le reggae en France. Quand je suis allé voir Bob Marley la première fois à La Villette, on devait être dix blancs dans la salle. J’avais eu des places par une copine qui travaillait chez Filipacchi.
Bob Marley n’était pas encore à la mode ni dans les médias. Il est repassé en concert, deux ans après, cette copine voulait y aller, je lui ai dit « Non, il va y avoir tous les ringards, les médias, les gens qui ne marchent qu’avec le système. » La musique, je l’écoute et je l’aime, avant que l’on me dise de l’aimer. Tu peux avoir un copain qui te dit « J’ai écouté un truc vachement bien… », ce n’est pas une influence médiatique, c’est du téléphone arabe, je préfère ça.
* Qu’est-ce qui fait que vous êtes là aujourd’hui ?
La persévérance, mais il y a aussi la chance. Quand tu persévères et que tu n’as aucune chance, qu’à chaque fois ça s’écrase, à un moment donné tu ranges tes billes et tu changes. J’ai plein de copains à qui c’est arrivé. C’est la chance qui fait que je suis là. La chance d’être né à une époque et de n’être pas mort avant qu’Internet arrive. En réalité, je suis un enfant d’Internet, c’est amusant.
* Comment ça va se passer pour la suite ?
Il faut pas trop se casser la tête quand tu es un garçon comme moi. J’ai une patte, j’ai mon écriture, c’est un humour grinçant qui est à l’intérieur de ma musique. Si on me demande de faire quelque chose à la manière de, je vais le rater, ce sera à chaque fois à ma manière à moi. En ce moment je travaille sur trois titres, mon challenge, c’est juste d’être un tout petit peu plus commercial mais sans le devenir.
* C’est quoi la patte Bernard Fèvre ?
La recherche de dissonances justes. Ce n’est jamais faux ce que je fais, mais c’est parfois des mélanges harmoniques qui se croisent, des sons qui se mettent l’un sur l’autre. Tu crois que ça va être faux et comme un troisième va arriver, ça va être juste. En fin de compte, c’est la musique japonaise, extrême orientale. Avec les synthés, tu n’es pas obligé de jouer juste. Un truc que je fais souvent, je bouge les harmonies au pitch. J’ai bien travaillé l’harmonie à l’époque.
Quand je travaillais à l’usine, j’ai pris des cours avec un pianiste de jazz. Encore une histoire sociale : je bossais à l’usine, évidemment je me faisais chier, c’était inintéressant au possible. Le fils du patron, qui était chef d’atelier, était un ancien officier d’Algérie, il est venu me demander si je m’emmerdais, et ce que je voulais faire dans la vie. Je lui ai répondu « la musique, j’en fais tout le temps ».
Je voulais me perfectionner, j’avais pris des cours de classique qui m’ont toujours cassé les couilles, ce qui m’intéressait c’était le jazz et le rock & roll. Le fils du patron me répond « Je vais de temps en temps dans un petit bar, et un mec joue du piano, je pourrais te le présenter. » Le mec en question était un super jazzman, qui écrivait des tangos très prise de tête, il n’en a jamais vendu un seul, ils sont sûrement dans une armoire ! J’ai pris des cours avec ce mec, il m’a fait rentrer dans l’harmonie.
Après, ça dépend du niveau de mélodie que tu veux atteindre. Si c’est Au clair de la lune, J’ai du bon tabac, Les canons de Pachelbel ou un truc à la Michel Legrand ou Ennio Morricone, ce n’est pas tout à fait pareil. Je n’aime pas trop quand c’est cucul la praline, donc j’évite les mélodies trop simplistes, et j’essaie de les faire pas trop compliquées non plus. J’atteins un public middle-part, quand on est Jean-Jacques Debout, on frappe au plus enfantin, donc tu touches beaucoup plus de gens.
Le problème, particulièrement en France, et c’est pour ça que je suis plus reconnu à l’étranger, c’est que les gens ne sont pas intéressés par la musique. Ce n’est pas leur préoccupation première, alors que dans certains pays, ça fait partie de la culture. Les gens auront dans l’oreille énormément de choses différentes. Ici, on a très peu de choses différentes, mais ça change, les jeunes sont beaucoup plus cultivés, mais on n’est pas un pays particulièrement passionné par la musique.
* Il y a quand même une forte tradition musicale en France…
Oui, mais par les musiciens, pas par le public. Il faut être très bon en France pour arriver à survivre avec sa musique. Toute ma vie on m’a demandé ce que je faisais pour vivre, en plus de ma musique, alors qu’un Allemand ou un Anglais te demandent ce que tu fais comme musique. Il se fout complément si tu bouffes avec ou non, ils cherchent à savoir dans quel domaine tu évolues.
J’ai connu des gens qui m’ont dit que ma musique ne servait à rien. Ils en entendent toute la journée, sur leur transistor ou dans leur voiture, mais ça ne fait pas partie du monde social. Trader c’est mieux que musicien, ça existe vraiment !
* C’est pas une question de littérature ? En France, on est plus porté sur les Lettres…
Oui, on est un peuple littéraire. En France, si tu fais une chanson, dès que tu mets des mots, ça devient vachement important. Les Anglais, eux, s’en foutent. Aujourd’hui, tu mets dans une chanson « Bonjour, comment ça va ? », et tu as déjà développé un sujet énorme !
* Ça peut changer ?
C’est vachement ancré dans la langue, on a Victor Hugo, on a des poètes, des machins, les Anglais aussi en ont, mais ça les traumatise beaucoup moins. Ils ne te sortent pas Hamlet à tout bout de champ. On me dit toujours que la France est le pays de la culture, mais à force de le dire, on a complètement oublié la culture. À force d’en être persuadé, on ne travaille plus le sujet. La culture, c’est aussi un truc de tous les jours, mais en France on se réfère au passé. Pourtant, la culture bouge.
* Le côté passéiste, ça vous embête, le futur revient souvent dans vos disques, dans la discussion…
J’ai toujours été en avance sur mon temps, les pensées. Et puis en banlieue, à l’époque, il y avait des gens qui voulaient que ça bouge, que la jeunesse s’émancipe et avance. Et en musique, un mec comme Voulzy, il voulait aller de l’avant. On aime ou pas, il a trouvé un créneau plus populaire, et je suis admiratif de sa démarche.
Dans les années 60, grâce à l’impact musical qui venait des USA, et grâce aux pieds noirs qui arrivaient en France, qui avaient les imports en avance et qui connaissaient bien mieux le rock & roll que nous, il y a une ambiance qui s’est installée, ça a formé une espèce de groove révolutionnaire. Dans ces années-là, quand on se déplaçait, on était parfois 30 sur un trottoir, et on avait raison. J’ai vu des mecs des différentes origines commencer à monter des boîtes, et les banlieues étaient mélangées. Mai 68 est arrivé et ça a tout cassé. C’est la reprise du pouvoir par les bourgeois, pour moi, c’est ce qui s’est passé…
* Il se passait un truc en banlieue ?
Oui. Il y avait à Courbevoie un endroit qui s’appelait le Teen Club. Tous les week-ends, il y avait 700 jeunes qui venaient faire des fêtes, il y avait des boums, des orchestres métissés de rock & roll, jamais je n’en ai entendu parlé de ça quelque part. Évidemment il y avait les blouson noirs, alors parfois ça dégénérait en baston, mais c’était bon enfant. C’est vrai qu’à un moment donné la musique ça a été moins bon enfant, il paraît que dans le rap ça se fait toujours, mais je n’y crois pas. Je pense que la musique est redevenue un lieu calme de sagesse, alors que le football non.
* Pour en revenir à la musique, quel regard vous portez sur ces jeunes qui font de l’electro, qui reviennent à l’analogique ?
Je connais ceux dont on me parle, je ne sors pas, je suis trop vieux, je ne peux pas aller en boite tous les soirs, et quand je fais des concerts, s’il y a des trucs bien, je vais les voir, je leur dit que ça me plaît. J’ai du mal à donner mon avis sur des choses que je ne comprends pas. Si je suis aussi con que les mecs qui m’ont dit que mon disque était de la merde à l’époque, il vaut mieux que je me taise. dDamage m’a fait un remix, j’aime bien, point. Je ne sais pas comment ils font et tant mieux, autant que l’on ne sache pas comment je fais aussi.
L’analogique, c’était évident qu’à un moment donné il fallait des sons plus chauds. Quand j’entends les productions de David Guetta, de Black Eyed Peas, Lady Gaga et tout ça, je n’entends pas la différence. Pour moi, ce sont les mêmes studios, les mêmes instruments, travaillés de la même façon. Je trouve ça d’une standardisation… C’est presque politique : plus le mondialisme arrive, plus on aura une seule musique, un seul peuple, et ça me fait très peur. C’est ça que j’entends dans le travail de ces gens-là. C’est bien fait, efficace, c’est incontestable, mais c’est une seule musique pour un seul monde.
Je n’entends pas de créativité, il n’y a pas d’ethnie dans ces sons-là. Si je reviens en arrière, quand les Beatles sont arrivés sur la planète, partout où tu allais dans le monde, tu entendais les Beatles, tu étais en Angleterre. J’entends quelques Anglais, Irlandais qui font des trucs, et je me dis tiens, ils me font voyager. Mais leur musique, ça ne me fait pas voyager, ça me fait aller dans n’importe quel club… C’est toujours le même son de batterie, et en réalité, c’est de la musique au mètre. On a critiqué la musique au mètre dans les années 70 et 80, et on est en plein dedans, sauf que l’on peut bouger son cul, mais on ne peut pas danser.
Il y a des choses qui me surprennent, la première fois que j’ai joué à Berlin, au Panorama Bar, j’entendais la musique, un David Guetta est super créatif à coté, et j’ai vu des Allemands bouger pendant une heure sur le même pied de grosse caisse, la même basse et le même petit gimmick. Je me disais « C’est pas possible, peut être que c’est la drogue ou des choses que je ne connais pas, quand je vais faire mon set, ils vont me jeter… » Et au contraire, ils étaient enthousiastes, alors je ferme ma gueule, je ne peux plus analyser.
* Concernant la musique, je viens de lire un papier sur le mastering pour iTunes, c’est triste de se dire que ça ne passe que par un ordinateur…
La démarche n’est pas nouvelle, je me souviens que dans les studios, il y avait les versions transistors. Les Beatles sont beaucoup allés dans ce sens, tu travailles les fréquences qui passent très bien dans les transistors, ce n’est pas nouveau.
* David Guetta, c’est un long débat…
Je ne fais pas de débat, en plus le personnage est plutôt sympathique. Je ne crois pas qu’il pense commercial, il est dans cette mouvance, et fait ça parce que ça correspond à son univers. Moi, cet univers je ne le connais pas. Quand tu prends Black Eyed Peas, mon fils écoute depuis 10 ans, il m’a fait découvrir, au début, c’était créatif, mais là, ils ont été dans cet univers pour prendre un maximum de dollars. Ça a perdu en qualité, ça a perdu en charme, c’est une musique faite avec tellement de plans qui n’existent pas au départ…
Moi, la musique me touche quand j’entends ses racines. Lady Gaga, il n’y a plus de racines, sauf quand elle chante, avec un piano, et là tu te dis « c’est une jazzwoman, une très grande artiste ». Je pense qu’il faut être un très grand artiste pour faire du vrai commercial, donc je ne suis pas un grand artiste ! Mais ça me ferait plaisir que David Guetta m’invite un jour en tant que vieux bonhomme qui est un peu au départ de ce qu’ils font. C’est l’hommage qui me ferait plaisir.
Mon petit problème aujourd’hui est d’arrivé à ne pas m’user pour ne pas finir en ringard. Le temps avance, je suis plus près de la fin que du début, et je n’aimerais pas finir avec l’impression d’entendre « Black Disco, ça craint au maximum. » Ça ferait une fin malheureuse. Les jugements des gens sont importants quand on fabrique la musique. Quand je fabrique la musique, je suis aux anges.
Quand on compose, quand on fabrique quelque chose, il y a un moment où tu rames, tu ne sais plus où tu vas, tu es à la 32ème mesure, et d’un seul coup, tu as un truc qui vient, on va appeler ça, Dieu, hein, qui t’insuffle un espèce de truc, et c’est vachement agréable. J’en ai déjà parlé avec d’autres, tu es aidé par quelque chose de surnaturel, et je pense que ça ne peut toucher que les gens qui font un truc de création, c’est plutôt plaisant de se dire : « Je suis plutôt bien accompagné. » (Sourire.)
* Votre actualité, c’est un nouvel album Magnetic circus, il y a des plusieurs intervenants, sans vraiment de lien…
Il y a pas de liens, c’était l’idée avec Olivier qui m’a aidé pour les recherches. On voulait des gens qui n’ont rien à voir, allier les anciens et les modernes, montrer que dans la musique, il n’y a qu’une continuité et non pas de frictions. Bambaataa est une époque, Nancy Sinatra, une autre époque, plus proche de la mienne. Il y a aussi Faris Badwan, qui est un personnage complètement lunaire. J’ai travaillé avec lui au studio à Londres, ça c’est un truc qui m’a fait plaisir.
J’avais écrit une mélodie, plus près de Michel Legrand que de David Guetta, assez tordue, et il l’a chantée. J’ai trouvé ça correct. Il ne respectait pas les notes, il faisait ce qu’il pouvait et avec l’arrangement, ça passait. Il a souhaité le refaire, il voulait refaire les notes exactes que j’avais écrites, car étrange comme façon d’écrire. Il m’a dit « Je veux faire ce que tu as écrit toi… », il ne voulait pas que ce soit conventionnel. J’ai été touché qu’un garçon de son âge soit sensible à mon écriture, il la trouvait plus moderne que l’écriture traditionnelle.
Bambaataa, c’est carrément le smurf… Tout ce qui arrive de nouveau ça me plaît. Quand on parle de Guetta ce n’est pas de la nouveauté, c’est l’évolution d’un système. La nouveauté, c’est difficile en musique, à moins d’une révolution, mais par rapport à quoi ?
* La révolution va venir de vous, de vos arrangements, de vos mélodies !
Ce serait génial, j’ai toujours eu cette idée-là ! Quand un mec a vraiment du talent, une fois qu’on a écouté ce qu’il fait, on ne peut plus écouter ce que font les autres. Je crois que je n’y arriverais pas, mais je mourrai heureux.
C’est exactement ce que je pensais il y a 20 ans, si tu écoutes, par exemple, le premier groupe de rock de j’ai fait, c’était des fans d’Elvis Presley. Moi, ça n’était pas ma tasse de thé, pas vraiment ma génération. Évidemment, ils crachaient sur Johnny Hallyday qui arrivait, c’est évident que si tu fais la comparaison entre les deux, ça ne tient pas la route. Donc, on n’a jamais eu d’Elvis Presley en France, il y a une école d’oreille, qui fait que tu ne peux pas redescendre.
J’adorais Sheila quand j’étais petit, aujourd’hui on me dirait « t’es un gros con », mais pour aimer Stevie Wonder, à l’époque, il fallait commencer par Sheila. Tu ne commences pas la flûte ou le piano, en écoutant une rhapsodie de Mendelssohn ! Il y a des gens b-a-ba, et peut être que David Guetta est un b-a-ba de quelque chose, mais c’est sûrement plus compliqué que ça !
* Vous avez un certain âge, beaucoup de choses vous passe au dessus de la tète, vous avez moins de pression…
L’avis des autres, c’est le seul moyen de ne pas faire de la création. J’entendais encore un type hier à la télé [Christian Louboutin – ndlr] qui parlait de chaussures, qui disait ne se préoccuper ni de la mode ni de rien. Le musicien, c’est quelqu’un d’influençable, si tu te mets à écouter trop ce que font les autres, tu vas commencer à faire ce que font les autres. Le cerveau enregistre beaucoup de choses. J’entends des bruits, des rythmes, les gens… des sons qui seront dans un arrangement un jour, ou pas.
J’entends énormément, mais je n’écoute pas, il ne faut pas écouter, ou alors une fois de temps en temps. Mes oreilles captent vite et fort, et le danger, c’est que je me mette à faire du plagiat. Ça m’est arrivé, il y a deux ans, j’ai fait écouter un morceau à mon fils, et il me dit que c’était la musique d’une pub. Je ne l’avais jamais vue, mais j’avais dû entendre la musique.
* En plus, la fabrication de la musique est vraiment plus simple, accessible…
Oui, et je m’étonne de voir qu’il y a des gens qui vont dans des grands studios. Aujourd’hui, on fait très bien dans une seule pièce ce qui nécessitait beaucoup de place avant. Si tu as besoin de choristes et d’instruments, tu es obligé d’avoir une cabine, un son plus élaboré. Mais pour ce que je fais moi, avec une oreille et un ordinateur, on s’en sort très bien.
Je travaille exactement de la même façon qu’en 70 et 80, et en plus, je n’ai plus besoin de technicien ni de louer une salle ni de discuter le bout de gras. Et si les musiciens ne sont pas bons, tu en as rien à foutre, c’est toi ! Tu te mets une claque et tu recommences, alors qu’en studio quand ta séance est ratée, elle est ratée. Aujourd’hui, tu déplaces les bouts comme tu veux, tu restructures ton morceau à l’infini, c’est vraiment plus simple…
* C’est plus simple, mais on ne s’y perd pas ?
Ah ! Il y a un moment où il faut savoir s’arrêter ! J’ai un copain qui fait de la peinture et il me dit toujours : « Je peux considérer que c’est fini quand je n’ai plus de place ! »